martes, 27 de junio de 2017

Communication présentée à l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah. Faculté des Sciences Humaines. Fès-Dhar El Mehraz. Colloque International: Passage, présence, aimance dans la littérature et les arts au Maroc (25-26 mars 2010).

 Marc Gontard lecteur d’Abdelkébir Khatibi

                       ou écrire en langues


Leonor Merino (Drª Universidad Autónoma de Madrid)


                                          Ils marchent vers / sur le Poème

                               
Abdelkébir Khatibi
                                                                                               Marc Gontard




"Folie de la langue, mais si douce si
tendre en ce moment
Bonheur indicible!
Ne dire que cela: apprends-moi
à parler dans tes langues."

                Amour bilingue, 1983
               Addelkébir Khatibi


Or, l’altérité est dissymétrie de toute identité (individuelle,
sociale, culturelle): je suis toujours un autre et cet autre n’est pas
toi, c’est-à-dire un double de mon moi. Qui souffre en moi sinon
cet autre! Et cet autre est constitutif de ma séparation ontologique,
de ma douleur au monde."
                                                              Maghreb pluriel, 1983
                                                               Abdelkébir Khatibi





0.- En guise de préliminaire

Tout en me posant de présenter un travail pour l’Hommage bien mérité à Marc Gontard - partagé avec Bernoussi Saltani -, j’ai tout d’un coup pensé à Abdelkébir Khatibi. Quelles ont été mes raisons idéologiques, esthétiques, épistémologiques qui m’ont poussé à ce choix déterminant? Je n’en sais rien. Je l’avoue. Les chemins de la pensée humaine sont indescriptibles, voire imprédécibles - comment se déroule-t-elle dans l’inconscient et ses strates refoulantes?
Mais oui. J’y vois mainenant plus clairement: Khatibi et Gontard sont des poètes: “Quant à [eux, ils] essaie[nt] de cheminer vers le "Poème"[1].


                                    

ÉCRIRE EN LANGUES QUI NOUS HABITENT


Dans l’essai de Marc Gontard Violence du texte[2] - qui précéda son autre essai profond: Le moi étrange[3] -, on voyait déjà le fonctionnement de la polyphonie et de la plurivocalité dans l'oeuvre de Khatibi, [cette] esthétique de l'indécidable dont Abderrahman Tenkoul a parlé des années après[4].
Pour moi, jadis, Violence du texte fut la voix de la compréhension de l’écriture poétique de Souffles (1966-1972): ces porteurs de feu, ces lutteurs de classe, qui se servaient tout autrement de la langue française afin de revendiquer la leur.

Cette violence du verbe et les stratégies de rhétorique bien représentées par Le Deterreur[5] ou Une odeur de Mantèque[6] de Khaïr-Eddine, signalées par Zohra Mezgueldi[7] - dont l’oeuvre de Serhane[8], des années plus tard, renoue avec ce réalisme engagé”: Bonn, Garnier et Lecarme[9].
Cet élan, démolisseur, créateur, dans l’optique d’un renouveau interculturel linguistique et artistique, fit de l’Afrique du Nord le foyer de rayonnement d’une modernité enfin dégagée de l’autoritarisme euro-occidental.










Abdelkebir Khatibi - qui a suivi une vie originale par rapport à ce groupe dont il n’était d’ailleurs qu’un collaborateur indépendant[10] - a été pour Marc Gontard - dont l’approche se situe au plus près des structures textuelles -, le premier à découvrir la dynamique créatrice du bilinguisme, au point d’en faire la matière même de son oeuvre.

Refusant le dualisme franco-arabe avec ses clivages et ses frustrations, Khatibi a d’abord cherché à déconstruire l’opposition entre les deux cultures en pratiquant la “pensée-autre” et la “double critique de la métaphysique de source grecque et celle de souche islamique”[11].

Si l’Autre c’est moi, sous l’écriture effacée, le palimpseste montre notre inimaginable propre image. Oui, le palimpseste des langues qui n’est pas la langue arabe (la langue espagnole..., la langue suédoise..., car Khatibi lisait beaucoup de langues), mais qui la laisse entre-apercevoir.

Sa pensée réside, précisément, dans cette mise en scène du double, dans la théorie, mais dans l’écriture elle-même. N’avait-il pas dit que la littérature Maghrébine - dite d’expression française - est un récit de traduction, et qu’il s’agit d’un récit qui parle en langues?

Ce grand sociologue-poète - loin d’une conducte nihiliste - s’est aussi intéressé à la sémiologie, même aux potières, aux tatoueusses, aux tisseuses - le patrimoine et le matrimoine de la culture marocaine -, analysant la symbolique des tapis du musée des Oudayas à Rabat, ou d’autres du Batha à Fès: le tapis - “cette géographie de l’âme” -, dont il nous a dit qu’il fallait “le regarder comme on lit une page d’Aristote” et, pour lui aussi, un espace onirique dans ses récits.

Dans La Blessure du nom propre[12], l’analyse sémiologique des taouages (“écriture en points” et “vêtement antilogographique”) et de la calligraphie (“fétichisme de la trace”), a ouvert les domaines scientistes à l’univers des signes et des significations, “une intersémiotique comme science de l’inter”, “à l'écoute de la culture populaire arabe, tout en se dessaisissant du discours dogmatique et normatif.

Il a donc élaboré, à travers un travail de décentrement intelectuel, une synthèse entre l’Homme et l’Univers.

Si Berque affirmait, par exemple, que le français “reste l’hellénisme des peuples arabes”[13], Khatibi loue plutôt l’oeuvre de Goethe (“Celui qui se connaît lui-même et les autres/Reconnaîtra aussi ceci:/ L'Orient et l'Occident/ne peuvent plus être séparés./Heureusement entre ces deux mondes/Se bercer, je le veux bien;/Donc aussi entre l'Est et l'Ouest/Se mouvoir, puisse cela profiter!”[14]).

Loin des individualimes, des particularismes, Khatibi a signalé: “que seul le risque d’une pensée plurielle (à plusieurs pôles de civilisation, à plusieurs langues, à plusieurs élaborations techniques et scientifiques) peut [...] nous assurer le tournant de ce siècle sur la scène planétaire”[15].

Khatibi a pu dépasser l’officiel, le centrisme, l’autosuffisance de la pensée savante pour découvrir son amour des marges. Une découverte faite aussi grâce aux travaux de Roger Bastide, surtout ceux qui concernent le statut du corps et sa représentation dans les autres cultures.

L’oeuvre polyphonique et exigeante de Khatibi est en perpetuel dialogue aussi avec celle de Derrida, de Barthes ou de Glissant. Une Infinition qui rappelle Lévinas, le fondateur de cette “pensée du Dehors”: “Je conçois l’autre en sa limite infinie, porteuse d’un monde inconnu, qui exige de la pensée l’exercice d’une violence novatrice entre les cultures, leurs rencontres et leurs résistances à la pulsion de cruauté des uns et des autres”[16].

            Et si Barthes a épelé le plaisir de la lecture, Khatibi nous rend sensibles à la jubilation de l’écriture. Si pour Ibn Arabi - né à Murcia - “la plume qui incise le papier et l’encre qui l’imprègne jouent le même rôle que la semence mâle qui éclabousse les entrailles de la femelle et les pénètre profondément pour y laisser les marques et les traces du divin” (Les conquêtes mecquoises), pour Khatibi la trace est d’abord inscription du désir: “L’homme écrit comme il laboure; ce geste fonde son érotique”[17].

            Et Marc Gontard de “semer” aussi ses réflexions sur l’écriture de Khatibi, bien avant “sa” Violence du texte: “La jouissance érotique se manifeste toute entière dans cette ivresse sensorielle activée par les mots. Sous leur inscription ponctuelle l’écriture se réalise comme un orgasme”[18] (et pourquoi, à cet instant précis, les mots de l’écrivaine syrienne, Sawa Al Neimi, résonnent-ils en moi, lors de la traduction en français de son roman La preuve par le miel: “l’arabe est la langue du sexe quoi qu’on s’entête à l’oublier”?).





Dans la production de Khatibi, dont le mot devient champ privilégié de la jouissance poétique-érotique-mystique - toujours selon Gontard -, le sexe “signe des signes”[19], travaille à la génération du texte.

C’est-à-dire combien la littérature, les arts, la théologie, l’érotologie et les sciences du patrimoine arabo-musulman ont été à l’avant-garde des idées et de la vision profonde du monde: Pour rester au Maghreb, il faut citer La prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs du Cheikh Al-Nefzawi, étudié par Khatibi dans Rhétorique du coït[20]. Et pour l’Islam, la notion de l’amour vient d’un passé pré-islamique arabe et par la voie mystique chrétienne, et Khatibi de venir au secours de mes mots: “Le christianisme et l’Islam ont communiqué par la mystique de l’amour, c’est ce qui les rapproche”[21].

Chez Khatibi, le mot construit donc un espace euphorique, un surcodage érotique par redondance et par couplage, souligne Marc Gontard qui, pour beaucoup d’oeuvres, part du plan formel pour arriver à l’analyse du texte, une technique qui apporte beaucoup d’éclairages: “La forme est ce qui médiatise et qui produit le sens. Faire abstraction du niveau formel d’un texte, c’est se condamner à ne jamais pouvoir saisir les stratégies qui font le texte, sans lesquelles il n’existe pas en tant que texte[22].

Et Khatibi de mélanger aussi allégrement littérature et essai dans La mémoire tatouée, déjà citée.

Plus tard, dans Le livre du sang[23] - ce poème en prose de la passion -, la langue arabe est la ligne mélodique suspendue. Un travail musical sur la voix. Une déchirure d’avant l’écriture. Une persecution d’un rêve d’indivision dans une extase finale qui peut être la calcination et la pétrification dans la mort.

Mais, qu’est-ce que Marc Gontard en dit, pour qui - de même que Khatibi - le mot suscite un émoi sensuel qui détermine son désir d’écrire?: “dans ce texte il existe un grand nombre de structures qui sont proches de l’incantation”[24]. L’écriture simule et dissimule: l’hyperécriture[25]. De sorte qu’on s’écarte ici du roman autobiographique, sans que l’autobiographie soit pour autant absente du texte[26].

Cet ouvrage étant donné comme un roman”, c’est-à-dire comme un récit, fut la suite de Le lutteur de classe à la manière taoïste[27], où Khatibi évoquait déjà la série de couples dialectiques qui se résolvent eux-mêmes dans le couple fondamental identité-différence (moi/l’autre)”, nous dit Marc Gontard.

Ce texte, de même que Vomito Blanco[28], La Blessure du nom propre, L’Art calligraphique[29] ont été étudiés par Gontard à travers le couplage de mots: “un modèle privilégié d’assemblage sémèmique”. En conséquence, “il en résulte une structure binaire dont l’effet est surtout itératif”. Des couplages, des redondances innombrables qui déterminent, chez Khatibi, “un surcodage érotique du texte” - insiste Marc Gontard.

Dans Amour bilingue la langue joue le rôle de l’amante, entre la femme et le bilinguisme le désir d’être l’un et le deux”[30]: Aimer un être, c'est aimer son corps et sa langue. Et il voulait non pas épouser la langue elle-même [...] mais sceller définitivement toute rencontre dans la volupté de la langue. [...] L’étrangère que tu fus, que tu es dans ma langue, sera la même dans la sienne, un peu plus, un peu moins que mon amour pour toi[31].


Abdelkébir Khatibi, Mohamed Sijelmassi





Et la bi-langue devient une manière de vivre et de parler, une essence: “Là, une naissance à la langue, par enchevêtrement de noms et d’identités s’enroulant sur eux-mêmes: cercle nostalgique de l’unique. [...] Je crois profondément que, dans ce récit, la langue elle-même était jalouse[32]. Ses premières pages contiennent à elles seules les grandes questions, chez Khatibi, soit la part du double, la traduction et la persistance de la lange maternelle, le nom propre, la réflexivité identitaire, anamorphique - cet art de “la perspective secrète” dont Albert Dürer avait parlé.

Pour Gontard, l’enjeu de ce récit, “ce n’est pas le mélange entropique des deux idiomes mais une langue intervallaire où l’arabe habite le français de manière palimpsestique”. Cette diglossie textuelle portant les traces d’une écriture première, dans la langue de l’auteur: des calques créant un effet de polyphonie, une intercalation de genres oraux, travail sur le signifiant.

Les expériences de Derrida (“le regretté[33] qui fut [son] ami pendant trois décennies”[34], sa correspondance[35]) et celles de Khatibi, conceptualisées et retravaillées dans l’entre-deux de la théorie et de la biographie, invitent à considérer conjointement apprentissages de la langue et de la culture.

Jean-Louis Joubert développe la métaphore de la contrebande langagière, tout en manifestant que l’écriture bilingue est “un va et vient permanent entre les deux langues[36]. Pour Abdallah Mdarhri-Alaoui, “elle renouvelle la pensée des textes mystiques à la lumière de la réflexion de Derrida et de Roland Barthes[37].

Cette aventure postmoderne de la bi-langue, avait déjà été définie par Gontard, “comme langue de l’aimance, qui devient le signe d’une identité plurielle et métisse, contre toutes les mythologies construites autour de la pureté des origines linguistiques”[38].

Et Derrida d’affirmer, dans Le Monolinguisme de l’autre[39], que la situation d’un écrivain - comme celle de Khatibi dans la langue - est exceptionnelle et en même temps exemplaire d’une structure universelle.
 
Dans Un été à Stockholm[40], ce n’est pas par hasard que le genre litéraire soit un  récit de voyage et que le narrateur, Gérard Namir (Gontard a vu des resonnances françaises et arabes dans ce nom), soit un traducteur et un interprète qui se donne à une espèce d’aimantation à travers corps, paysages, voyages, amours - la folie qui engendre un amour raté -, et une réflexion sur la relation à l’autre et sur le principe de l’aimance comme principe relationel et énergie des liens: l’aimance étant précisément une manière de se désengager de l’aventure passionnelle, nécessairement binaire et conflictuelle, pour une quête du plaisir, flottante et sans attaches, soumise au hasard des rencontres et au jeu aléatoire des attractions”, nous dit Marc Gontard[41]: Ainsi, la bi-langue (déconstruction du complexe diglossique pour ce chercheur renommé cité) est un exemple de ce que peuvent être l’hybridité et/ou le phénomène d’interlangue en littérature, qui renvoie aussi à l’image de l’écrivain.





Et puis, l’Aimance[42]: un mot réinventé par Khatibi, depuis longtems oublié, une langue d’amour et un art de la contigüité libérée. “Un lieu de passage et de tolérance, un savoir vivre-ensemble entre genres, sensibilités et cultures diverses”: c’est le testament qui nous a légué Abdelkébir Khatibi.

Dans cette Aimance, la vie, la mort demeurent exposées, de la même forme que l’art justifie la vie. Il projette en fait, dans sa dimension philosophique, la théorie psychanalytique: Qui souffre en moi sinon cet autre! Et cet autre est constitutif de ma séparation ontologique, de ma douleur au monde[43].

Le rapport de Khatibi avec les mots, qui s’est nourri de littératures francophones, anglophones, espagnoles (combien de littératures ont parlé en lui!), a développé ainsi un fort intérêt pour ce qui se laisse apercevoir et se dérobe inévitablement dans l’entre-les-langues, une autre interlangue marquée par des trous de mémoire.

Khatibi peut aborder la plurilangue puisqu'il s'est détaché d'une conception linguistique du bilinguisme en approchant ses dimensions imaginaires. “Ecrire en langues” c’est l’exhumation d’une archaïque mémoire plurilingue, et exhumer l’autre, entamer le monolithe équivaut à accomplir une psychanalyse culturelle et sociale.

Un bel exemple d’hétéroglossie “d’un récit qui parle en langues[44], c’est aussi Les Nuits de Strasbourg[45], en y croisant une bonne demi-douzaine de langues qui s’accouplent aux corps - des langues comme viol, comme désir -: “la langue devient le lieu d’une érotique d’autant plus singulière que les idiomes par où s’echangent les caresses amoureuses”[46].

Si pour Assia Djebar, écrire derrière les langues “subsite l’aile de quelque chose d’autre, de signes suspendus, de dessins rendus hagards de sens ou allégés de leur lisibilité [...] se font face ou s’accouplent mais sur fond de cette troisième - langue de la mémoire berbère immémoriale, langue non civilisée, non maîtrissée, redevenue cavale sauvage”[47], pour Khatibi, qui a écrit directement en traduction - une pluralité de langues et de pensées qui s’y inscrivent -, ses textes répondant à des visées traductrices et fonctionnant à partir d'un processus traduisant: la langue française [...] elle est plus ou moins toutes les langues internes et externes qui la font et la défont[48].














ÉCRIRE, FAIRE L’AMOUR À           L’AMOUR


Chez Khatibi - nous l’avons vu - on peut parler de l’amour érotique-mystique par l’écriture, l’écriture c’est le corps, le corps c’est l’écriture - un lien entre le corps, la voix et l’écriture: initation à un secret illisible”[49].

“Sa blessure ne s’éteint pas dans l’écriture - sa parole élongée de l’abîme.

Ses propres mots, une année après sa mort, deviennent, pour moi, un murmure chaleureux, la cohérence tout au long de sa vie:

“J’écris parce que c’est vital, parce que c’est ma respiration, pour ne pas devenir fou, pour vivre à partir du lieu qui est ma passion, celui de l’écriture liée à la vie, dans la mesure où elle est au bord de la vie. Dans ce sens là c’est toute ma vie qui est en jeu”. [...] “l’écriture est un travail très compliqué qui n’est pas simplement une mise en forme de ce que serait la vie. Par là-même, elle s’autonomise. Elle a ses propres lois”[50]. “Lorsqu’on écrit un texte, on se laisse parler par l’autre, par l’inconscient, par les dieux”[51].

Cette même passion khatibienne, je veux dire: cet espace fusionnel de la passion qui est la langue pour lui, ce même travail sur l’écriture, ce même plaisir verbal, ce rythme biologique qui passe dans l’écriture, cettre force créatrice, cet exercice d’analyse sur un tapis de mots, ce même lien entre le présent, l’histoire et l’inconscient, ce même rapport entre vivre et écrire, cette même besoin qu’écrire fête vivre, ces mêmes voix - chacune avec sa nuance, son idiome -, dans une écriture multivocale, et quelles obligations reviennent à qui veut écrire au plus près de la vie, tout cela, pour moi, se trouve aussi chez Hélène Cixous dont son écriture - à part sa dislocation des mots tout en tixant de nouvelles interprétations sémantiques - est un tapis infini entre littérature, psychanalyse, mythologie ou théâtre, plaidant, depuis un regard postmoderne, par une écriture qui dépasse les résidus agonissants falocentriques, un néologisme qui part du terme “logocentrisme” que Derrida utilise dans sa “déconstruction” des systèmes métaphysiques occidentaux. Cette “déconstruction” que, chez Khatibi, consiste à dégager la constitution des concepts de leur trame selon les lois qui les commandent, du dehors au dedans, du social au discours intrinsèque[52].

Le propre de quelques de leurs textes et de leurs difficultés, de leurs hermétismes, chez ces deux écrivains, dans une première approche, c’est de prendre leur temps pour faire sens, et, parfois, de renvoyer le sens très loin dans un après coup: “C’est que le Livre a tout le temps même l’éternité”[53].
Pour Cixous - soeur jumelle de Derrida et de Lispector -, Écrire et Aimer se cherchent, se nourrissent, ce sont des amants: “Écrire: faire l’amour à l’Amour. Écrire en aimant, aimer en écrivant.

 Dans l’Écriture l’Amour ouvre le corps sans lequel l’Écriture se flétrit” (La venue à l’écriture). Personnelement, ces mots retentissent dans mon esprit, comme si Khatibi les avait chouchotés.

Pour Khatibi, Écrire était une quête onirique, un désir de l’Autre, paradoxalement absent-présent, le nommer - bien qu’on écrit d’abord par soi-même car l’écriture porte le dialogue avec soi.

Moyennant l’écriture, le scribe et son ombre s’approprie sa névrose - sa pulsion - et “[cet] être de fiction vivante”, dans le même mouvement, nomme celle de l’Autre, celle des autres et celle de la société entière, mesurant la réalité à partir des fondements de la personne muée en “paroles du livre”.

Mais, pour revenir au groupe Souffles - dont je parlais au début et afin de clore mon travail -, pour revenir surtout à son fondateur, Laâbi, pourquoi - nous dit-il - doit-on se demander par cette nécessité d’écriture, par son “utilité”, par son secours devant la détresse humaine, devant l’amour humain?:

“Écris, donc tant que tu auras la force de ce geste. Ce qui sortira de tes doigts ne nourrira pas les affamés, ne rendra pas la vie à un enfant piégé par une bombe qu’il a caressé comme un  jouet, et surtout ne convertira pas à la vertu les prédateurs de ce monde. Ton écriture ne ressoudera pas la planète [...]. Mais ce dont tu es sûr, c’est qu’elle ne sera jamais une mensonge qui s’ajoutera aux mensonges, un tison d’haine alimentant les brasiers d’haine, un ingrédient d’intolérence relevant les mets froids de l’intolérence, une action de spéculateur versée à la bourse des corruptions. [...] Et à la limite, bon sang, pourquoi tu te poses ces questions pourquoi tu te tortures à dresser ces bilans? L’écriture est pour toi comme une prière adressée à la vie pour qu’elle continue de te visiter. Si tu écris, c’est parce que tu es encore vivant. Qui peut te le reprocher?”[54]

            Oui, qui peut le reprocher, si Écrire c’est permettre la rencontre amoureuse de la mémoire et du langage intérieur. De cette rencontre naît l’histoire des émotions vraies. Même si la fragilité de la mémoire nous fait réfléchir sur la précarité de l’être face au temps-fleuve, qui non seulement vole de la jeunesse mais des souvenirs.

Khatibi - cette âme facile à l’éternité” -, dans son association de l'intelligible et du sensible”, nous dit que tout en sachant conjuguer en harmonie ces tensions, dans la supération constante de nous-mêmes, nous nous insérons dans le Cosmos.

Vidons donc notre je, faisons le vide en nous, essayons d’être paisibles comme la pierre inerte mais féconds comme la terre, dans une ouverture infinie vers la notion de l’Homme complet.
Les mots suivants feront vibrer nos esprits, à jamais. Écoutons-les:

identité, différence/ deux mots pour nommer le même noeud/ dénouer ces mots c'est tracer une spirale/ tracer en son corps une spirale élastique/ c'est se mouvoir dans l'exil/ s'exiler sauvagement à l'autre/ s'est s'ouvrir à la différence sans retour[55].

De ses yeux verts, de sa remarquable discrétion, de sa fine observation, de sa disposition à l’écoute, de son amour du silence, j’en fus témoin.

Et sur les trottoirs de Madrid et dans El Círculo de Bellas Artes, flotte son haleine encore, ses mots calmes y résonnent, le jour qu’il arriva accompagné d’une pléiade d’écrivains maghrébins, dont Tahar Djaout - il y a déjà une éternité.

Khatibi - dans sa longue conversation à voix basse - me parla alors de l’influence, dans son oeuvre, de Nietzsche, de Baudelaire, de tant d’autres...

Il ajouta d’un murmure en douceur: “Mon écriture est un travail qui se base sur le désir”. Ce langage qui l’habitait et le tirait vers la communauté immanquablement. Ce détachement de soi à soi, état intermédiaire entre l’Autre - vers son esprit en éveil - et le soi ou l’Être en mouvement.

Et je devrais finir, maintenant, Mesdames, Messieurs, à l’instar d’Omar Khayyam: “Allège[z] le pas, car le visage de la terre est recouvert des yeux des biens aimés disparus”.




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[1] Abdelkébir Khatibi, “Pour une véritable pensée de la différence” (entretien), Lamalif nº 85, Casablanca, 1977.
[2] Marc Gontard, Violence du texte. Études sur la littérature marocaine de langue française, Paris/Rabat, L’Harmattan/SMER, 1981.
[3] Marc Gontard, Le moi étrange: littérature marocaine de langue française, Paris, L'Harmattan, 1993.
[4] Abderrahmane Tenkoul, “L'esthétique de l'indécidable dans le roman marocain de langue
française”, La traversée du français dans les signes littéraires marocains. Actes du colloque international de l'université York, Toronto, 20-23 avril, 1994. Eds. Yvette Bénayoun-Szmidt, Hédi Bouraoui et Najib Redouane, Toronto, La Source, 1996, pp. 19-31.
[5] Paris, Le Seuil, 1973.
[6] Paris, Le Seuil, 1976.
[7] Zohra Mezgueldi, “Mohammed Khaïr-Eddine”, Littérature maghrébine d’expression française, eds. Charles Bonn, Naget Khadda et Abdallah Mdarhri-Alaoui, Vanves, EDICEF/ /Montréal, AUPELF-UREF, 1996, pp. 153-158.
[8] Messaouda, Paris, Le Seuil, 1983; Les enfants des rues étroites, Paris, Le Seuil, 1986; Le soleil des obscurs, Paris, Le Seuil, 1992.
[9] Charles Bonn, Xavier Garnier and Jacques Lecarme, Littérature francophone. Le roman. Vol. 1.
Paris, Hatier, 1997, p. 223.
[10] Khatibi contribua avec trois poèmes: “La rue”, “Devenir,” et “Émeute”, Souffles nº 2 (1966); deux essais: “Roman maghrébin et culture nationale”et “Justice pour Driss Chraïbi”, Souffles nº 3 (1966); “Avant-propos”, Souffles nºs 10-11 (1968); et une révision de Race: Abdellatif Laâbi (1967) et de Plus haute mémoire: El-Mostafa Nissaboury (1968), Souffles nºs 13-14 (1969).
Il faut signaler que “Avant-propos” n’est pas inclus dans la version en langue arabe de Souffles nºs 10-11, mais un autre texte court écrit par Mohammed Berrada: “al-Jil almutawar” (“La Génération Évoluée”).
[11] Cf. Maghreb pluriel (Paris, Denoël, 1983).
[12] Paris, Denoël, 1974.
[13]Abdelkébir Khatibi, “Jacques Berque ou la saveur orientale”, Le Temps Modernes nº 359, juin 1976, p. 2161.
[14] Goethe, West-östlicher Diwan, Le Divan, traduction: Henri Lichtenberger.
[15] Abdelkébir Khatibi, Maghreb pluriel, cit., p. 15.
[16] Abdelkébir Khatibi, Le scribe et son ombre, Paris, La Différence, 2008, p. 43.
[17]Abdelkébir Khatibi, La Blessure du nom propre, cit., p. 85.
[18] Marc Gontard, “l’érotique du texte”, Pro-Culture nº 12, spécial Khatibi, Rabat, 1978, p. 39.
[19] Abdelkébir Khatibi, La mémoire tatouée, Paris, Denoel, 1971, p. 57.
[20] Le texte de Khatibi, Le Corps oriental (Paris, Hazan 2002), répond à la question de comment l’érotologie a conquis le monothéisme.
[21] Abdelkébir Khatibi, “La différence et l’inconsolation”, Al-Asas. Mensuel de base pour la Société de demain, Salé, nº 18, 1980, p. 26.
[22] Marc Gontard, “l’inconscient, la forme, le texte”, Al-asas. Mensuel de base pour la Société de demain, Salé, nº 19 avril, 1980, p. 14.
[23] Paris, Gallimard, 1979.
[24] Marc Gontard, “l’inconscient, la forme, le texte”, cit., p. 11.
[25] Marc Gontard, Violence du texte, cit.
[26] Marc Gontard, “Khatibi ou l’éros mystique”, Al-asas. Mensuel de base pour la Société de demain, Salé, nº 17, 1980, p. 58.
[27] Paris, Sindbad, 1976.
[28] Paris, U.G.E. Coll. 10/18, 1974.
[29] Paris, Le Chêne, 1976.
[30]Abdelkébir Khatibi, Le scribe et son ombre, cit., p. 81.
[31] Abdelkébir Khatibi, Amour Bilingue, Montpellier, Fata Morgana, 1983, pp. 29 y 109.
[32] Ibid., p. 77.
[33]Abdelkébir Khatibi, Jacques Derrida, en effet, Paris, Al Mananar, 2007.
[34] Abdelkébir Khatibi, Le scribe et son ombre, cit., p. 24.
[35] “qui sera publiée un jour” (idem.).
Correspondance maintenue aussi, entre 1980 et 1985, avec Jacques Hassoun, Le Même Livre (Paris, De l’Éclat, 1985), et les 59 lettres échangées avec Rhita El-Hayat, entre 1995-1999, Correspondance ouverte (Rabat, Marsam, 2005): un dialogue, entre un homme et une femme, sans précédent dans le monde arabe.
[36] Michel Beniamino, Lise Gauvin (dirs.), 2005, Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base, Presses Universitaires de Limoges, p. 149.
[37] Le roman marocain d'expression française”, Littérature maghrébine d'expression française, éds. Charles Bonn, Naget Khadda et Abdallah Mdarhri-Alaoui, cit., p. 144.
[38] La Violence du texte, cit., p. 121.
[39] Paris, Galilée, 1996.
[40] Paris, Flammarion, 1990. Voir: Hassan Wahbi, “L'esprit de la fiction” (sur Un été à Stockholm), in Prologues, Casablanca, nº 13-14, 1998, pp. 57-61.
[41] Le roman français postmoderne. Une écriture turbulente, Archive ouverte en sciences de l'Homme et de la Société, p. 53.
[42] Paris, Al Manar, 2006.
[43] Maghreb pluriel, cit., p. 30.
[44] Idem., p. 186.
[45] Assia Djebar, Les Nuits de Strasbourg, Paris, Actes Sud, 1997.
[46] Marc Gontard, "Les Nuits de Strasbourg", ou l’érotique des langues, in Charles Bonn, Najib Redouane et Yvette Benayoun-Szmidt (dirs.), Algérie: nouvelles écritures, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 233.
[47] Ces voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999, pp. 33-34.
[48] Maghreb pluriel, cit., p. 188.
[49] Abdelkébir Khatibi, Le scribe et son nom, cit., p. 87.
[50] Abdelkébir Khatibi, “Khatibi ou l’éros mystique”, cit., pp. 57-58.
[51] Abdelkébir Khatibi, “La différence et l’inconsolation”, cit., p. 25.
[52] Maghreb pluriel, cit., p. 49.
[53] Hélène Cixous, “De la scène de l’Inconscient à la scène de l’Histoire: Chemin d’une écriture”, Hélène Cixous. Chemins d’une écriture, Françoise Van Rossum-Guyon; Myriam Díaz-Diocaretz (eds.), Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1990, pp. 31-32.
[54] Abdellatif  Laâbi, “L’écriture et le choix des questions”, Le Maghreb Littéraire, vol. 2, nº 3, Toronto, 1998, pp. 91-92.
[55] Abdelkébir Khatibi, Le lutteur de classe à la manière taoïste, cit., p. 35.

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