Des soubresauts cinématographiques d’une époque en mutation
l’individuel et le social
Leonor MERINO (Dra. Universidad Autónoma de Madrid)
Communication présentée au Colloque
International de l’Université de Sousse (Tunis, 15-16-17 avril 2016: « Le sens
de l’Histoire dans les Littératures Francophones »
Le cinéma,
comme la littérature, s’inscrit dans un espace social, politique et historique.
Si la femme séduite, abandonnée, est une figure majeure du mélodrame égyptien
de la période classique, les réalisatrices actuelles nous mènent brillamment à la re-découverte du propre corps : des soubresauts
cinématographiques qui savent ce qu’est la poésie de l’image, qui expriment
l’être humain écartelé entre deux mondes : la terre et le ciel, le social et
l’individuel. D’autre part, le cinéma, comme l’art, nous offre un regard bien
incisif sur la réalité, dévoilant les contradictions du monde
arabe : les réalisatrices y ont déjà joué un rôle important dans leur volonté
de rompre avec le discours et les représentations traditionnelles, éloignées
parfois des réalités.
Introduction
Au Colloque International de l’Université de Rennes-2 et dans ma
longue communication “L’approche féministe dans certains romans
Maghrébins et la touche féminine de leur transposition
cinématographique”1, j’avais exposé
une centaine de films. Maintenant, je me propose d’approfondir sur le cinéma
arabe dont la culture est l’une des composantes importantes de l’énorme et
multiple culture mondiale. Si l’image arabe venait à
faire défaut, à disparaître, à être incapable de se perpétuer c’est toute la
culture des hommes qui se trouverait amputée. En outre, si la tradition orale
peut se perdre, le cinéma, étant aussi un outil de rêve, peut en être un relais
intéressant.
Le cinéma
s’inscrit dans un espace social, politique et historique car, comme la
littérature, il ne peut pas laisser de refléter une implication dans sa
relation à l’histoire du passé ou à l’histoire contemporaine.
Le cinéma
nous illumine aussi sur l’origine de certaines perceptions de notre regard
orientaliste ou néo-orientaliste (il ne faut pas rester là où
l'on est pour comprendre l'Autre et surtout il ne faut
pas être paternaliste). Ainsi, c’est une façon de construire l’Autre
(islamique) comme un objet (masculin) de désir, puisque, pendant des siècles,
le monde arabe aurait été un gigantesque harem aux yeux occidentaux. Un
lieu où l’on pouvait obtenir des expériences sexuelles inconnues où la femme
apparaîssait identifiée avec une seule fonction sexuelle, comme un objet de
lascivité.
D’autre part, le cinéma, comme l’art, nous offre un regard bien
incisif sur la réalité, dévoilant les contradictions du monde
arabe : les réalisatrices y ont déjà joué un rôle important dans leur volonté
de rompre avec le discours et les représentations traditionnelles, éloignées
parfois des réalités.
Et si la femme séduite, abandonnée, est - dans ses diverses conjugaisons - une figure
majeure du mélodrame égyptien de la période classique, un cliché capable de
survivre jusqu’à nos jours - plus dans
le monde propre à la télévision que dans le monde cinématographique -, les réalisatrices actuelles nous mènent brillamment à la sensualité,
à la liberté à travers le corps: des bouffées d'air pour la
jeunesse actuelle, la recherche - tels des derviches - de l’osmose avec l’Univers, la
re-découverte du propre corps, d’une sensualité éclatante - quoique très réprimée - qu’on
croyait à jamais perdue.
1.- Le mélodrame, la critique sociale réaliste égyptienne
Pratiquement
jusqu’à l’éclosion de ce qu’on a appelé le nouveau cinéma arabe,
l’Égypte a été, pendant des décades, l’unique cinématographie douée d’une
structure industrielle solide : Le Caire avec ses studios possède
indéniablement un côté fascinant et le Nil est le fleuve des sens par
excellence.
Début janvier 1896, l’écran s’illumine pour la première fois dans un
café d’Alexandrie, et au Caire à la fin du même mois. Peu de jours donc, après
la première et la fameuse projection de Paris organisée par les frères Lumière.
Et depuis ses débuts, le cinéma arabe a eu l’un de ses thèmes préférentiels
dans l’expression du désir et de la passion, surtout dans des mélodrames
sentimentaux d’amours difficiles ou vexés, des sacrifices imposés où la femme a
eu toujours le dessous, obligée à suivre, dans une certaine mesure, une
conduite conforme à l’image qui se transmet d’elle depuis un discours
religieux-patriarca.
Ce
mélodrame est inscrit dans une place d’honneur dans l’histoire des cinémas
arabes. Le mélodrame est la représentation de la souffrance, même si l’on y
trouve aussi - avec un
caractère éphémère - l’épanouissement,
le bonheur et la jouissance. Les
mélodrames cinématographiques égyptiens sont fréquemment sur des histoires
malheureuses d’amour, de séduction, des conflits familiers, et presque toujours
c’est la vision du mariage par amour, celle qui constitue la pierre de touche
par laquelle peut se produire la transgression des barrières sociales.
Dans la cinématographie arabe, le mélodrame occupe
une place d’honneur comme les
mésaventures d’une jeune villageoise éprise d’un bédouin qui la séduit puis
l’abandonne pour partir avec une Américaine aux États-Unis avec Layla (Wedad
Orfi et Stéphane Rosti, 1927) : un film considéré comme l’acte de
naissance d’un authentique cinéma national et le premier long métrage entièrement conçu et réalisé
par des Égyptiens, en Égypte : des “mélodrames bédouins”, probablement
inspirés par des westerns américains et interprétés par Rodolph
Valentino comme Le Cheikh, 1921 et Le Fils du Cheikh, 1926), qui ont
d’abord été introduits dans le cinéma égyptien par Ibrahim et Badr Lama, commençant
par Un baiser dans le désert (Qubla fi al-sahraa, 19282) qui intronise les films d’aventure exotique, se terminant par Le
belle bédouine (Al-badawiyya al-Hasna, 1947).
Tandis que Zaynab (Mohammed Karim, 1930) considéré comme le premier roman arabe
moderne c’est l’Egypte rurale qui, soudain, crève l’écran ; La
rose blanche (Al-warda al-baida, Mohammed Karim, 1934) avec le fameux
chanteur Abdelwahab3, ou Amour et vengeance
(Ghanam wa intinqam, Youssef Whabi, 1944) sont des
films représentatifs d’un courant nourri de mélodrames sentimentaux qui atteindra
son zénith dans l’Égypte des années cinquante.
Ainsi l’un des mélodrames le plus réussis, adapté
du roman de Taha Hussein par Henry Barakat, a été L’appel du courlis (Du’a
al-karawan, 1959) : la femme est représentée comme une victime du désir et
de la famille.
Puis, passant par la tradition, L’insomnie (La
anam, Salah Abu Seyf, 1957), autour du complexe d’Électre : un
mélodrame sur la haute société qui paraît ignorer la réalité de la rue et la
naissance de la République Arabe Unie.
Ou bien la femme comme agent d’une sexualité
débordante associée au mal : La jeunesse
d'une femme ou la sangsue (Shabâb
imra'a, Amin Yûssif Ghora
et Salah Abu Seyf, 1956), ainsi que la femme
associée à la maladie psychique, comme le dédoublement de la personnalité : Le
puits de la privation (Bir al-hirman, Kamel al-Cheikh, 1968) du
romancier Ihsen Abd al-Koddous.
Pour ne pas oublier un
classique impérissable de l’âge d’or du cinéma égyptien, Un verre et une
cigarette (Sigara wa kas, Niazi Moustafa, 1955), un sommet
de la comédie musicale égyptienne, servi par la reine incontestée du genre,
Samia Gamal4, dont les mélodies ou les interprétations
sensuelles bercent encore l'imaginaire amoureux de plusieurs générations de spectateurs
du monde arabe.
Ou le dernier
long-métrage du syrien Mohammed Malas, Passion (Bab al-maqam,
2004), reprit d’un fait réel, sur la lutte d’une femme - face aux rejets et aux soupçons insensés des membres de sa famille -, à cause de la passion pour les chansons de
la diva égyptiennne Oum Kalthoum. Ce qui suffira pour être soupçonnée de
déshonneur par son clan
Depuis les années soixante-dix, les apports de la critique marxiste et
féministe ont énormément contribué à la révision des lieux-communs et des idées
reçues, dessinant, actuellement, un panorama plus riche et nuancé, qui atteint
aussi la nouvelle théorie sur l’essence et la nature du mélodrame égyptien de
la main des auteurs comme Viola Shafik5.
5 Voir ses études: Arab cinema: History and
cultural identity. American University in Cairo, 1998. Popular Egyptian Cinema: Gender, Class, and
Nation, American University in Cairo Press, 2007.
1.1.- Naguib Mahfouz: regard désabusé
sur la condition humaine
Contrairement à ce qu’on pensait depuis longtemps, pour la
documentaliste précitée, V. Shafik : freelance et érudite, le mélodrame ne se situe pas
aux antipodes de la tradition d’un cinéma réaliste de critique sociale fortement
enraciné en Égypte dans les années cinquante, mais, fréquemment, le propre
genre offre un regard bien incisif sur la réalité du pays et sur ses problèmes.
Ainsi, Histoire sans commencement ni fin, un film déjà cité, est un microcosme mahfouzien,
privilégié, d’une société et d’une époque dans le portrait d’un quartier
populaire, qui se trouve parmi les plus grands sommets du réalisme
cinématographique égyptien et qui recycle sans complexe les nombreux éléments
de la tradition mélodramatique, tout en faisant la dissection implacable du
monde de la petite bourgeoisie cairote, à travers l’histoire d’un ambitieux
arriviste qui réussit à faire carrière dans l’armée grâce aux sacrifices de ses deux frères et surtout de sa soeur qui,
séduite par une canaille, devient une prostituée afin de maintenir sa famille
et assurer la carrière professionnelle de son frère.
Dans ce sens, il faut signaler que Mahfouz a été - grâce à sa relation variée et multiforme avec le cinéma égyptien tout
au long d’un quart de siècle -, l’un
des grands artisans de la renaissance de la cinématographie égyptienne des
années cinquante et soixante de la main d’un réalisme social fécond : une voie
alors très peu fréquentée, où la cité devient un protagoniste évident.
Ce sera long de préciser son rôle de scénariste et
aussi combien de ses romans ont été adaptés au cinéma et à la télévision - avec des fortunes diverses -, pour ne signaler que sa fameuse trilogie portée à l’écran par Hassan
Al Iman (Impasse de deux palais : Bayn al-Qasrayn, 1956 ; Le
palais du désir : Qasr Al-Chawq, 1957 et Al Soukkaria, 1957)
dont les titres originaux en langue arabe correspondent à trois zones du vieux
Caire et à la vie de trois générations.
Et aussi ses romans Khan al-Khalili (1946)
et Karnak Café (1974), adaptés par Atef Salem et par Ali
Badrakhan. Ou ses nouvelles, L'Amour sous la pluie (Al-Hubb
taht al-matar, 1973), portées à l’écran par Houssein Kemal avec la
collaboration de Mahfouz dans le scénario du film. Ainsi que l’adaptation de Le
voleur et les chiens (Al-liss wa al-kilab, 1961) et Miramar (Mīrāmār,
1967) par Kemal al-Skeikh: une nouvelle étape
traduisant les préocupations et les pertes de l’homme égyptien dans le domaine
universel et sentant qu’il y est avant tout un citoyen quia su
refléter le monde de l’écrivain, de même que le grand Abou Seif a su
interpréter le grandiose microcosme mahfouzien (un flot de personnages qui
trascende le temps), et son scalpel hérité de ses écrivains favoris : Tosltoy,
Chejov, Dostoyevsky, Maupassant, Gide et Shakespeare.
Car son style est à cheval entre le
réalisme le plus pur avec des éclairs d’un symbolisme très personnel et le
naturalisme cru dont il a poursuivi le registre des chroniques, des épopées
populaires élevées à la catégorie de mythe.
Tous ses héros sont déxasés,
leur maladie n’est pas seulement d’origine psychologique mais sociale, la
solution réside dans l’évolution sociale et dans toutes les attitudes humaines - dont l’art -
devraient être engagées.
Car son style est à cheval entre le
réalisme le plus pur avec des éclairs d’un symbolisme très personnel et le
naturalisme cru dont il a poursuivi le registre des chroniques, des épopées
populaires élevées à la catégorie de mythe.
Tous ses héros sont déxasés, leur
maladie n’est pas seulement d’origine psychologique mais sociale, la solution
réside dans l’évolution sociale et dans toutes les attitudes humaines - dont l’art -
devraient être engagées.
2.- De lumineux faisceaux féminins sur la société
En conséquence, la littérature, l’art, donc le
cinéma, avec leur beauté, font une Humanité meilleure, même s’ils s’érigent sur
un cumul de fatalité. Les grands écrivains, les grands peintres, les grands
cinéastes montrent la beauté de la vie, et aussi la mort, la cruauté, la
tragédie.
C’est ainsi que l’engagement des femmes dans le
cinéma arabe a prouvé ces dernières années qu’elles étaient parties prenantes à
l’histoire de leurs pays. Une page de l’histoire souvent semée d’embûches, dans
laquelle ces pionnières ont eu le courage de tordre le cou aux préjugés et aux
tabous, comme les cinéastes algériennes, courageuses, qui portent la paix et la
tolérance, comme étendard, qui relèvent le défi de tenir face aux menaces, à la
violence, à l’injustice d’autrefois.
Assia Djebar |
Rachida Krim |
Hafsa Zinaï Koudil
|
Yamina Benguigui |
Pour ne citer que la pionnière Assia
Djebar, Rachida
Krim, Yamina Benguigui, ou Hafsa Zinaï Koudil qui, tout en parlant des sans
voix, démontrent justement qu’elles ont de la voix, que les algériennes se
font entendre sur ce qui traite de l’Algérie.
Ainsi, Nadia Zouaoui dans le récit de sa propre expérience, Le
voyage de Nadia (Le Canada, 2006) : un mariage imposé à dix-sept ans et son départ
pour Le Canada. Nadia, après s’être libérée de cette contrainte par ses études,
retourne à son pays Kabyle afin de comprendre la société qui continue d’être
ancrée dans les traditions dont le code d’honneur est important -toujours selon Zouaoui.
Même ces hommes, qui voudraient libérer la
femme de son silence, se voient contraints, à leur tour, à suivre les coutumes
et à faire subir, à leurs épouses et à leurs soeurs, l’enfermement et le
silence7.
Les scénaristes marocaines et tunisiennes sont
aussi présentes avec leur solidarité et leur dynamisme, comme Farida Benlyazid,
Farida Bourkia, Laïla Marrakchi, Selma Baccar, Néjia Ben Mabrouk, Moufida Tlati
ou Raja Amari. Et comme toile de fond à leurs scénarios, se dessine
l’émancipation totale de la femme, la dualité de la conciliation entre un monde
arabo-musulman qui progresse, selon ses propres racines, et le traditionalisme
le plus acerbe.
Dans ce sens, cette dualité
sociale, emmêlée et incrustée dans la tradition et poussée vers la modernité,
est métaphoriquement reflétée dans le long-métrage de la tunisienne Kalthoum
Bornaz (Keswa, le fil perdu, 1997) : Keswa, ce très
beau costume traditionnel brodé avec des fils d’argent, qui a un grand poids et
qui empêche de marcher, est porté par une universitaire participant de la
réalité moderne, dans une occasion fastueuse.
Des années plus tard, en 2002, une autre
tunisienne, Raja Amari, habille sa protagoniste d’un autre costume, léger et
enrichi de paillettes - celui de la danse orientale -, qui sert de fable ludique sur l’émancipation féminine, tout en éclatant
les règles traditionnelles sur la conduite des femmes, et surtout des veuves.
En même temps, cette fable évite, en tout moment, des lectures sociologiques et
des thèses ampoulées et même des stéréotypes simples.
En effet, Satin Rouge
est un film sur le désir sans stridences, sans aucune ombre de rébellion, en
tapinois.
L’excellente interprétation
de la palestinienne Hiam Abbass - déjà démontrée dans Les Citronniers (Eran Riklis, 2007) : un
partage humain du problème israélo-palestinien et dans son court-métrage Le
pain (2001) -, prouve son voyage intérieur qui n’obéit à d’autre loi que celle du
propre désir “gardant toujours les apparences hypocrites d’une société régie
par une justice à deux vitesses et la plus artificielle normalité” -selon Amari.
Lilia, la
protagoniste, non seulement se transforme par l’effet de la musique - un moyen de guider le spectateur dans ce monde
-, mais elle redécouvre une sensualité étouffée, sa propre sensualité
qu’elle croyait oubliée, dans un corps qui s’éveille, lentement, dans les
mouvements cadencés de ses bras et les contorsions sibyllines de son ventre. Elle danse enfin avec
de l’énergie qu’elle contient depuis des années.
À partir de ce moment, ce personnage, une excellente maîtresse de maison
avec un strict sens du devoir qu’elle essaye d’inculquer à sa fille, va de
l’univers de la nuit - caché,
marginal, lascif - au monde
du jour - dominant, strict, répressif.
La
transformation de sa personnalité - sa
renaissance - va s’ébauchant, secouant les consciences
et appelant les femmes à rechercher leur propre voie, tandis que la réalisatrice
jette un regard caustique sur la société arabe environnante.
Raja Amari
confirme sa maîtrise dans un thriller psychologique, Dowaha - Les Secrets
(2009), un étonnant huis-clos troublant qui va vers le plus profond de l’âme, en dénudant
les passions, les sentiments refoulés, les désirs secrets, les frustrations et les rêves de celles qui peuvent vivre
toujours derrière des portes cadenassées, et dont les
ramifications sensuelles ouvrent mille et une pistes de réflexion.
En 2005, une cinéaste libanaise, Jocelyne Saab,
affrontait la sexualité de la femme arabe, son plaisir - un sujet dont on ne parle pas ouvertement, loin de là.
Son long-métrage Dounia “se heurte
aujourd’hui aux susceptibilités des uns et des autres, en Égypte surtout, lieu
du tournage, où il a suscité un débat peu cordial”8.
“Et puis, quand on vous dit que vous êtes
contre l’Islam, cela devient dangereux ; j’ai même été condamnée à mort par une
sorte de fatwa lancée par un journaliste, un comble !” : s’exclame
cette cinéaste9.
Car le film expose, en outre, le thème de
l’excision - un aspect bien dramatique même s’il n’est pas le
sujet du film -, mais qui est une question hautement délicate en
Égypte, où l’excision est officiellement interdite depuis fin 1997. D’autre
part, “largement pratiquée” selon l'Unicef, et “par de fausses justifications religieuses selon le cheikh Tantawi à peine
intronisé à la tête d’El Azhar”10.
Et la réalisatrice d’ajouter : “En
choisissant le sujet de l’excision, je parle bien sûr de sexualité mais aussi
de liberté d’esprit. Aujourd’hui les frustrations sont telles, qu’il est
important de parler de sexualité aux jeunes pour dépasser tout cela”11. Un thème d´actualité, universel, dans
un contexte moderne, de même que la sensualité et la liberté à travers le corps,
toute éloignée aussi de l’excision de l’esprit replié sur des tabous12: “C’est
la première fois qu’une cinéaste arabe ose parler de l’excision. Et pourtant,
plus de 130 millions de fillettes et de femmes, à travers le monde, sont
victimes de ce qu’on appelle les mutilations génitales féminines (MGF), selon l’Organisation
Mondiale de la Santé”13.
C’est à la
vue de ce fait brutal et traumatique, que Dounia - une sensible étudiante en poésie et une virtuose de la danse du ventre
- revient à son enfance et comprend - en même temps que le spectateur -, ses
difficultés pour éprouver son désir sexuel, toujours ballotée entre la vie
moderne et les traditions ancestrales qui ont détruit sa capacité pour le
plaisir avant de l’expérimenter.
Ce film - sans violence et tout en pudeur - suggère
plus qu’il ne dévoile. L’opération de l’excision est plus impulsée que montrée :
une tache de sang visible sur la natte laissée par terre, le souvenir
douloureux, traumatisant de sa propre mutilation.
On sait
bien, lecteur, que montrer réduit à une image du réel, alors
qu'évoquer convoque l'émotion.
Donc, si dans Femmes du Caire (Ehky ya Schahrazad, 2009) c'est notamment une
scène d'avortement très crue qui est interrogée, et même si Yousry Nasrallah indique,
pour défendre son film, le fait de tout montrer - “Je voulais lutter
contre la mentalité dominante qui semble penser qu'avorter est aussi banal que
d'aller chez le coiffeur!”14 -, cependant Jocelyne Saab, à
travers Dounia15 et avec sa pudeur
naturelle d’orientale, nous parle de la sensualité et de l’amour tout en
s’inspirant des plus grands auteurs arabes: “je remets en valeur l’individu,
l’amour, le corps - que la civilisation arabe a souvent
chanté - et le désir, moteur de tout”16.
Une leçon
pour nous, occidentaux, sur la grande richesse d’une culture, hélas, réduite
par les médias.
Beshir - un penseur et un homme de lettres inspiré
par Ibn ´Arabi, par Djalal Eddine Roumi, par la sublimation du plaisir de la
poésie soufie - enseigne à Dounia à devenir un derviche à la
recherche de l’osmose avec l’univers. Le rouge éclatant du vêtement de Dounia
et les mouvements vertigineux de sa danse rappellent Lilia du Satin rouge,
toutes les deux libérant leurs corps à travers ces mouvements, de même que
Papicha (Viva Laldjérie, Nadir Moknèche, 2003) réussit à sortir du puits
de la peur et de l’alcool afin d’atteindre l’essence de son existence : la
danse et le chant.
Ces femmes veulent s’émanciper des restrictions qui
leur sont jadis imposées, tout en s’éloignant des Silences du Palais de
Moufida Tlatli (1993 : Caméra
d’Or au festival de Cannes, 1994), ou comme Gihèn Ben Mahmoud le fait à travers la bande dessinée tunisienne (La Revanche du phénix, 2008), dont les héroïnes ne sont pas typées, qui obtiennent ce qu'elles veulent,
s'inspirant de la culture occidentale sans renoncer à leurs propres origines
orientales. Mais elles ne peuvent le faire qu’en s’appuyant sur les
valeurs portées par une tradition culturelle encore bien présente, à travers la
littérature, la poésie, la musique et la danse. C’est en étant fidèles à une
tradition plus ouverte qu’on ne le croît qu’elles peuvent être infidèles aux
coutumes rétrogades.
Ces femmes veulent s’émanciper des restrictions qui
leur sont jadis imposées, tout en s’éloignant des Silences du Palais de
Moufida Tlatli (1993 : Caméra
d’Or au festival de Cannes, 1994), ou comme Gihèn Ben Mahmoud le fait à travers la bande dessinée tunisienne (La Revanche du phénix, 2008), dont les héroïnes ne sont pas typées, qui obtiennent ce qu'elles veulent,
s'inspirant de la culture occidentale sans renoncer à leurs propres origines
orientales. Mais elles ne peuvent le faire qu’en s’appuyant sur les
valeurs portées par une tradition culturelle encore bien présente, à travers la
littérature, la poésie, la musique et la danse. C’est en étant fidèles à une
tradition plus ouverte qu’on ne le croît qu’elles peuvent être infidèles aux
coutumes rétrogades.
Ainsi, la cinéaste marocaine Laïla Marrakchi, dans Marock
(2005) est fortement critiquée par la façon provocante avec laquelle elle
expose les rapports sexuels prématrimoniaux - dans les milieux les plus aisés de la société de
Casablanca -, et aussi par sa manière provocante d’ignorer les
conventions culturelles et religieuses.
Un sujet inédit, dur à mettre en images - surtout quand une musulmane a une aventure sexuelle avec un juif -, mais un sujet ancré dans l’actualité d’une société multicéphale.
De même que le mouvement artistique appelé en darija
- l'arabe dialectal
employé au Maroc -, Nayda (“debout, réveillez-vous
ou encore est-ce que ça bouge ?”) c’est une bouffée d'air salutaire pour la
jeunesse marocaine et traduit un renouveau artistique
indépendant, le titre du film, Marock, c’est un jeu de mots qui
illustre les contradictions de ce pays, entre la plus claire modernité et les
attitudes accrochées dans la tradition.
Marock aborde aussi l’adolescence - cette angoisse de devenir adultes - les amis, la musique, le premier amour, l’alcool, les dangereuses courses
de vitesse avec les voitures qui conforment aussi la vie d’une certaine
jeunesse, parfois disjonctée, schizophrène. Une étape d’initiation, extrêmement
vulnérable, qui remet tout en question.
Rita, la protagoniste, non seulement se refuse à
accomplir le jeûne préceptif du Ramadan, mais elle se moque de son frère pendant
qu’il fait ses prières. Ce frère qui pourrait cacher un amour ambigu par sa
soeur, qui l’insulte car elle est maquillée, qui la frappe par sa conduite
dissolue.
Conclusion
Nous avons vu le cinéma épyptien pionnier,
ces mélodrames qui offrent un regard-silence féminin qui dit plus que
les mots. Il nous dit que, dans l’histoire, seules
les périodes de déclin sont captivantes, car c’est en elles que se posent
véritablement les questions de l’existence en général et de l’Histoire en tant
que telle.
Nous avons aussi vu des films qui témoignent de la volonté de rompre avec le discours et les
représentations traditionnelles du cinéma arabe, trop conventionnel et éloigné
des réalités - parfois hypocrites
selon les cinéastes -, mettant sur le tapis les contradictions des
sociétés arabes, s’intéressant à la vie : la réalité, le social. A cette
réalité s'ajoute le rêve et le mystique ; mais dans le rêve, dans le
modernisme, on trouve de la réalité : on est dans l’oral et le réel.
Essayer d'être à la fois
dans la vie et dans l'imaginaire, cette extraordinaire passion, cette envie de
ne pas quitter le réel parce que le réel est une source extraordinaire, mais
dont il faut se décoller pour se permettre de la poésie.
Des femmes donc qui explorent admirablement l'univers
féminin avec ses mystères, qui visitent les tabous culturels et sociaux et qui
réussissent à s'exprimer librement tout en brisant les lois du silence de
jadis. Parfois, les films ne mettent pas spécialement en
avant des femmes victimes de la société patriarcale, car l'oppression vient
aussi des rapports entre les personnages eux-mêmes.
Ces réalisatrices ne
sont dès lors pas seulement des témoins mais aussi des interlocutrices au sens
où elles se font miroir des individus comme de la société. Elles cherchent la
conciliation et le partage, tandis qu’elles revendiquent leur maghrébinité,
leurs liens arabo - musulmanes.
La magie de ces échanges
nous ouvre à l'émotion.
Car si
la tradition est quelque chose de merveilleux, l’expression d’une authenticité
des racines, des origines, elle ne devrait être quelque chose d’archaïque
traînant vers le bas, en arrière, nous disent les cinéastes qui assument leurs
responsabilités individuelles, sans essayer de les accrocher sur des portemanteaux
étrangers.
Donc ces hommages à la femme acquièrent
une valeur symbolique, des sentiments défendus que personne n’ose étaler. Ces films d’éveil qui mobilisent la conscience du monde et son désir
de le changer. Des soubresauts cinématographiques qui savent ce qu’est
la poésie de l’image, qui expriment l’être humain écartelé entre deux mondes :
la terre et le ciel, le social et l’individuel.
14 “Les gens sont obsédés par la religion et
la sexualité et, bizarrement, ils les mettent en opposition”: Entretien
d'Olivier Barlet avec Yousry Nasrallah à propos de Femmes du Caire. Propos recueillis aux Rencontres cinéma de
Manosque, Africultures, février 2010.
9 “Jocelyne Saab, le cran d’être libre et
moderne”. Propos recueillis par Bachar Rahmani, Afrique Asie, septembre,
2006.
12 Dans un travail de recherche donnant la
parole aux femmes, l’universitaire sénégalaise AwaThiam a été la première à
parler ouvertement de l’excision en Afrique de l’Ouest, dans son ouvrage La
Parole aux Négresses (Denoël, 1978).
13 Loubna Bernichi : “Le cinéma rompt le
silence sur l’excision”, Maroc Hebdo International N° 721 du 24 au 30
Novembre 2006, p. 50.
7 On pourrait donc dire que les femmes n’ont pas
le monopole de la souffrance, car dans une société, occidentale ou orientale,
qui malmène les femmes, les hommes ne peuvent pas être heureux non plus.
4 D’autres danseuses fameuses, qui élevèrent
la belle danse comme un art respectable pendant les années quarante et
cinquante : Badia Masabni, Tahiyya Carioca et Na´ima ´Akif.
3 Qui adapta les chansons et les rythmes
orientaux au nouveau moyen d’expression. Donc, la comédie musicale égyptienne
était née avec ce film.
1 Le Récit féminin au Maroc, Plurial nº 15 (Marc Gontard,
dir.), Presses Universitaires de Rennes, 2005, pp. 191-208.