miércoles, 22 de julio de 2020




Leonor MERINO (Drª Universidad Autónoma de Madrid)

Entre l’Un et l’Autre:
choc de civilisations et écriture de médi(t)ation des écrivains Maghrébins

Colloque International en Hommage à Charles Bonn. Organisé par l’UNIVERSITÉ Sidi Mohamed Ben Abdellah, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Dar Mehraz: Fès, Maroc, et par l’UNIVERSITÉ Hassan II Faculté des Lettres et des Sciences Humaines: Aïn Chock, Casablanca, Maroc.

En marge du texte, en hommage à Charles Bonn, mes vers offerts en toute humilité :

Oh si je le pouvais ! Je te transporterais sur l’aile du vent jusqu'à ta ville aimée,
Constantine
- Vénus naissant de l’eau, femme-patrie, astre inaccessible.
Là bas, tu recueillerais, tes vierges désirs, tes rêves insouciants pour l’éternité.
Toi, qui aimes la vie et le langage qui l’exprime.
Ah, si je pouvais faire que ton généreux esprit inquiet, humain et fier,
s'apaise enfin heureux attendant l’immortalité !





1. CHOC DE CIVILISATIONS


La guerre du Golfe – un peuple brisé dans l’impunité –, la toujours saignante guerre d’occupation – d’une perspective apocalyptique – entre les palestiniens et les israéliens – non seulement le cauchemar d’être expulsés de leur pays mais en plus de voir tout simplement la disparition de leur pays –, et surtout les événements très douloureux du onze septembre et du onze mars – démontrant la difficulté de faire des prévisions pour le futur du monde –, ont été de terribles secousses, donnant l'impression que la planète serait balayée par l'ouragan d'une sorte de nouveau conflit mondial – la « guerre contre le terrorisme international » – plus atroce encore que les précédents. Et dont la guerre américaine contre l'Irak – la crise internationale la plus importante des dernières années et de toutes ses tragiques séquelles – ne serait qu'un simple épisode.

Diaboliser l’Autre a fait partie du jeu. Cette radicalisation des destructions ranime l’interrogation sur une guerre de cultures. Combien de fois a-t-on répété que la crainte vers l’étranger fait partie de la condition humaine, de même que la guerre et d’autres calamités dont on souligne le supposé caractère cyclique, contre lequel on ne peut rien ou peu faire ?

On dirait qu’on est en train de vivre une crise de l’imaginaire. Cet imaginaire est nourri, par exemple, par l’immigration, la confrontation à l’Autre. D’une certaine manière, il y a une forme de schizophrénie puisque l’on est confronté à nous-mêmes.

Confrontés à la sécurité citoyenne, par exemple, on dit que la délinquance a augmenté dû au numéro d’étrangers qui augmente, et non parce que ce qui a augmenté c’est l’inégalité, et une société inégale devient inévitablement une société plus incertaine. De nombreux conflits sont donc stimulés irrationnellement par l’humiliation et le manque de respect. Les gens font des choses qui nuisent leurs intérèts ; ils se suicident politiquement, nuisent leurs propres pays, en s’engageant dans un cycle d’humiliation qui est contraire à leurs intérêts.

C’est irrationnel mais c’est très humain. C’est certain que les passions se déchaînent, par exemple, dès qu’il s’agit des mémoires contrites entre La France et l’Algérie, c’est pourquoi il faut se pencher sur le choral qui montre un regard neuf, une passerelle en dépit des différences et des ressentiments qui se reconstruit à travers leurs récits pour ne citer que Benjamin Stora[1], Michel Reynaud[2].

C’est pourquoi il faut revenir toujours à l’aspect sacré de la vie humaine, tout en rappelant les valeurs humaines oubliées dans le cycle de violence et d’humilliation dans lequel les belligérants s’étaient engagés.

Or, l’Orient, d’une part, lors qu’il appréhende un discours unanimiste, partisan, arrogant, il se replie sur soi-même, humilié. Mais, ne parle pas d’humiliation que celui qui se sent humilié (cependant la notion de ce ressentiment, telle qu’elle est employée dans la Généalogie de la morale de Nietzsche serait la plus correcte).

D’autre part, un cortège de palinodies a surgi de la part d’Occident qui a révélé sa frayeur de perdre ses privilèges conquis, ainsi que l’hégémonie qui protège sa condition (mais être dans l’irréconciliable ne devrait pas dire se couper de l’Autre). C'est dans ce climat d'incompréhension où naissent et se développent les stéréotypes, comme repères d'identification fondant l'Altérité.

Si l’on prend un concept comme l’Occident – dont La France est l’un de ses représentants principaux –, nous verrons qu’avant la chute du Mur de Berlin, il signifiait une chose ; après cette chute une autre, après le 11-S, une autre bien différente. L’Occident est une catégorie idéologique, comme l’Islam, quand il est considéré non comme un credo religieux, mais comme une culture, un acteur géostratégique. Ces catégories occupent d’autres qu’au XIXème siècle ont été celles de la classe, la race, la civilisation – dans le sens colonial du terme –. Nous sommes en train d’engendrer des catégories idéologiques qui semblent exprimer la réalité d’une manière immédiate, lorsqu’elles ne sont que des constructions qui portent souvent implicite le conflit.

On parle bien souvent du choc de civilisations[3], concept rejeté verbalement en France, mais qui « s’installe pourtant peu à peu dans les consciences »[4], car lorsque le président Jacques Chirac parle d’« agression » – à Tunis : décembre 2003 –, à propos du foulard, la journaliste Elisabeth Schemla s’en réjouit en faisant venir l’eau à son moulin:

C'est à ma connaissance la première fois depuis le 11 septembre 2001 que le président de la République française a en effet reconnu qu'il existe bel et bien un choc général des civilisations et que la France n'est pas épargnée par cette guerre[5].

Mais lorsqu’on parle de ce concept, on met l’accent sur l’idée du choc, et c’est qui est confus c’est l’idée de civilisation. Car, à quoi répond-t-elle cette civilisation islamique qui doit agglutiner, par exemple, une femme du Mali qui, peut-êre, passe sa vie quotidienne ses seins nus, avec une femme afghane avec son burka et une musulmane de New York avec son costume de ville ?
Est-ce que par hasard l’Occident, l’Europe et la chrétienté peut-on les considérer comme une et la même chose ? Alors la condition musulmane, d’une partie de la France, de l’Espagne et du Portugal, de la Bosnie et de la Sicile, ne jetterait-elle pas l’interdit sur leur appartenance à l’Europe ? En tout cas, un credo religieux, partagé par les cinq continents, peut-il se considérer comme une civilisation ? Un nord-américain adventiste et un autre musulman ne partagent-ils pas une civilisation ? Et un libanais musulman et un autre chrétien ?

L’Islam est un credo dont on peut participer des personnes qui vivent dans les réalités les plus différentes[6]. L’idée du choc de civilisations entre l’Occident et l’Islam reproduit un modèle habituel intolérable dans le récit de l’histoire. Le modèle du concept asymétrique : on oppose deux modèles qui ne sont pas nécessairement opposés. On devrait donc opposer l’Islam au Christianisme[7]. Quel message transmet-on ? Très probablement du conflit, et que pour être occidental on ne peut pas être musulman. Par exemple, l’histoire de l’Espagne (et peut-être l’histoire de l’Autre), est racontée le plus souvent de cette manière : « Les espagnols ont expulsé les juifs et les morisques ». On ne dit pas : « Les espagnols chrétiens ont expulsé les espagnols juifs et les espagnols morisques »[8].

Le terme civilisation épargne sans doute le sursaut qui produirait exprimer cette même idée en employant les termes de race ou de religion. Mais, en réalité, y a -t-il quelque chose de pareil à une civilisation islamique ? Est-ce que par hasard les musulmans de la Chine, de la Syrie, du Mali, de la France et des États Unis, partagent-ils une même civilisation ? Et, d’une façon symétrique, les occidentaux partageons-nous le concept de civilisation avec le français Le Pen plus qu’avec le palestinien Edward Saïd ou l’israélien Daniel Berenboim ?

Ce qui se discute, peut-être sans en avoir une pleine conscience, c’est un argument de plus grand poids et, en définitive, décisif pour la vie en commun :

l'enjeu de notre discussion est le concept de culture que nos sociétés ont commencé à manier et, en dernier recours, la liberté radicale des citoyens face aux déterminismes qui les partagent dans des pures et contaminés, entre orthodoxes et hétérodoxes, entre assimilables et radicalement et irrévocablement étrangers[9].

D’autre part, l’imperceptible substitution des questions qui réclament une réponse dans des termes démocratiques – c’est-à-dire, une réponse dirigée à faciliter la transaction entre les intérêts de la majorité et ceux de la minorité par des questions qui seulement peuvent être résolues à travers un argument d’autorité – provoque parmi les citoyens une sensation pressante : celle dont leur modèle de vie se trouve sous la menace. Dans cet entourage idéologique, une fois de plus promu par la pression croisée entre l’immigration, d’un côté, et le risque terroriste, d’un autre côté, il n’y a rien d’étonnant que la sécurité devienne l’une des consignes les plus réitérées des pouvoirs publics, capables de réclamer, en leur nom, le sacrifice volontaire de déterminées libertés et des garanties juridiques du côté des citoyens.

Mais si, finalement, les risques d’un conflit sans fin se profilent à l’horizon (le monde que nous sommes en train de forger ne se trouve pas à un carrefour mais installé sur une poudrière), le bilan pathétique, auquel nous aura conduit la folie de croire que nous n’avons rien en commun avec nos ancêtres et que notre époque n’est pas comme nulle autre au passé, nous fera entendre raison :

nous sommes confrontés à une idéologie radicale de nature nihiliste, qui prône exclusivement la destruction totale de l’Autre […]. Si elle n’est pas maîtrisée, cette situation peut devenir la guerre de Cent Ans des temps modernes[10] ou une guerre de mille ans dont l’unique résultat serait de conforter le désordre établi[11].

Seulement, alors, nous serons en état de voir la souffrance où nous n’avions vu la veille que des entéléchies irréconciliables. Pourquoi alors ne réfléchissons-nous pas sur cette réalité ? :

il faudrait peut être insister sur le fait que la langue de l'évangile est l'araméen, une langue sémitique, d'orient... on ne saurait donc trop se limiter uniquement à des repères telles la religion, la langue ou bien la race... c'est plus profond que cela... les arabes sont pour l'islam, ce qu'une goutte d'eau est pour tout un océan![12] 


Pour l’Occident, pour la France, l’Arabe est la figure privilégiée de l’Autre, d’où l’ampleur des altercations et l’intensité des échanges que les affrontements eux-mêmes ont d’ailleurs créés. Entre la France et les pays arabes, donc le Maghreb, il existe une interconnaissance, qui est un tissu vivant des liens, de modèles appropriés et de goûts partagés à travers la Méditeranée. La France, l’Europe et les pays arabes ont un destin lié. Reste maintenant à réagir, à réinventer, à perséverer, la configuration de leur commune appartenance pour éviter des décenies de possibles affrontements. La Méditerranée est sans doute cet horizon.


 2. ÉCRITURES FUSIONNELLES

Néanmoins, la littérature – étant le lieu par excellence ou s'énonce la rencontre avec l'Autre dans l'Ici ou l'Ailleurs – participe dans la formation de cet imaginaire préconçu[1]. À la rencontre de mes mots, cette citation ponctuelle, harmonieuse, de Charles Bonn :

Entre la France et le Maghreb comme ailleurs les déplacements sont polysémiques et engendrent des expressions surprenantes, lesquelles à leur tour déstabilisent les normes d’expression culturelle comme les définitions, par les uns comme par les autres, de ce qu’est, somme toute, la littérature[2].

Cette rencontre donc se fera forcément selon des opportunités, se réalisera nécessairement dans l'ambiguïté, arbitrairement ou par procuration, mais elle sera motivée comme toujours par un double sentiment d'attraction / répulsion. Le roman devient pour ainsi dire le laboratoire de ces imaginaires ou foisonnent des thèmes tels que la différence, la déviance, la distance, l'exil, l'exotisme, la peur de l'Autre, le bouc émissaire, sous-tendus par des mythes, des stéréotypes et des images virtuelles de Soi et des Autres.

Donc en ce qui concerne le domaine des littératures Maghrébines, leurs écrivains – des laveurs des mots, des passeurs entre les langues et entre les cultures –, tout en écrivant en langue française ou arabe – malgré «l’inconsolation» de certains textes –, nous montrent dans la totalité de leurs êtres, irréductiblement arabes, irréductiblement français – européens, universels dans sa quête de l’Autre –, des multiples mouvements de l’esprit qui ont choisi leurs libertés dans ce qui les exalte, non dans ce qui les mutile.

Leurs oeuvres littéraires, telles ces vases communicants dont Breton parlait, constituent un immense et gigantesque ensemble de lectures croisées où l’humanité entière écrit ce grand Libro de arena[3] aux confins infinis. La chance de la France c’est donc d’avoir cette mémoire sans cesse renouvelée[4], car nourrie par des apports différents et qui ne cessent d’insuffler à cette langue des potentialités créatrices originales.

Les écrivains savent que nous vivons des moments très critiques, mais non pas au point parce que nos sociétés ont commencé à coexister avec deux discours contradictoires, comme celui qui augure l’avènement d’un monde nouveau avec satisfaction et celui qui éprouve de l’inquiétude et même peur devant lui. Ils savent de l’unique leçon du passé qui vaut la peine de la conserver : la leçon qu’il n’existe ni n’existera jamais aucune cause digne si pour l’atteindre, il faut le crime, la discrimination ou la souffrance.

C’est ainsi qu’Abdelwahab Meddeb[5] est allé fouiller dans les textes fondateurs de l’islamisme, pour tenter de comprendre de l'intérieur la fièvre intégriste qui a saisi une partie de l'islam et qui est exploitée par des intérêts économiques et politiques étrangers à l'islam en tant que tel et à la religion en général[6].

C’est ainsi qu’un autre texte de Meddeb est nourri de culture authentique de l'Orient et de l'Occident par la fameuse rencontre entre Averroès et Ibn 'Arabi : le premier réincarnant Aristote, le second Platon. Averroès est un Arabe et un musulman européen, non seulement par la naissance – dont il faudrait sûrement ajouter l'étendue berbère – mais aussi le destin. Sa descendance philosophique et spirituelle fut essentiellement européenne, chrétienne, juive, latine, hébraïque. Et Meddeb de nous dire :

en introduisant la civilisation islamique dans le vieux continent on trouverait donc sa légitimité dans la part occidentale qu'elle porte. Et son inscription dans l'identité européenne peut aider sinon à défaire l'intégrisme, du moins à atténuer son impacte. Car ce sont l'exclusion et le déni qui font croître l'intégrisme[7].

Aussi la voix de Chraïbi contextualise-t-elle la philosophie d’Ibn 'Arabi au Maroc et s’élève face à la confrontation d’une idéologie radicale de nature nihiliste, qui prône exclusivement la destruction totale de l’Autre. Son oeuvre propose un syncrétisme en marge de l’orthodoxie islamique mais à l’intérieur de l’Islam et il y réconcilie la nature et Dieu, le paganisme des Berbères, les Juifs et les Chrétiens, ainsiqu’un retour à l’Histoire islamique -où l'homme du passé était un homme du présent qui préparait notre avenir[8].

La tradition qui aime Bekri – à part l’Arabie pré-islamique – c’est celle de l’art oratoire, celle des voyageurs et des géographes du Moyen Âge qui ont enrichi une littérature à la recherche de la différence[9], des liens solidaires, avec le compromis des hommes[10].

Chems Nadir (Mohammed Aziza)[11] est un autre nostalgique qui cherche les racines de la poésie en remontant encore plus loin que Bekri et la civilisation arabo-musulmane ou que El-Houssi[12]  et la Tunisie d’avant la conquête arabe.

Et Tahar Djaout, qui n'avait que ses mots inoubliables à dresser contre la violence et l’incompréhension meurtrière, ose toucher aux personnages sur lesquels reposait une certaine identité : Ibn Tachfin et Ibn Toumert, réveillés de leur névrose séculaire pour porter des questions bien inconfortables d'aujourd'hui afin de réveiller l’Histoire[13].

On pourrait bien avoir choisi chez Chraïbi ses critiques envers La France, versus L’Occident, pour ne citer que Le Passé Simple ou Les Boucs. Mais ses néologismes (zéropéens, frankaouis, serpents : hnûcha) et son humeur qui débouche sur l’invective (la métaphore animale, kleb pluriel de kalb, par une organisation humaine : club) sont d’abord une sorte de complicité avec le lecteur maghrébin ou arabe.

On pourrait donc avoir choisi chez Boudjedra l’intérêt qui transmet à la situation de domination dans l’opposition spatiale Maghreb/Occident-France qui est présente, d’une manière implicite ou explicite, dans ses oeuvres depuis La Répudiation, Topographie Idéale pour une agression caractérisée (on y apprécie le gran lien qui unit l’espace et la domination[14]), tout en passant par L'Insolation, Le Vainqueur de coupe[15] jusqu’à son premier roman écrit en langue arabe Al-Tafakkuk[16].

Mais je voudrais dire ici le lien que l’auteur établi dans son admiration par les anciens poètes arabes qui s’accroît aussi par la poésie arabe contemporaine – Samih El Quacim, Adonis, Dérouiche, Moudhafar Ennaouab, El Achkar, Abdelkader Ben Cheikh... – ou par des romanciers arabes – Ghalib Helssa, Ahmed Habarchi, Ouettar... – dans son intérêt de véhiculer de la poétique.

Or la langue française, étant l’outil linguistique choisi par la plupart de ces écrivains, devient le canal de transmission des archives de la société, rappelant que le descriptif fait appel, comme l’a dit Philippe Hamon[17], à une mémoire particulière, en connivence avec le lectorat qui partage cette connaissance et cet outil linguistique. L’erreur serait, peut-être, de croire que les connaissances ainsi véhiculées s’adressent à un lectorat étranger au Magreb de préférence, parce qu’elles le sont en français (malgré si l’analphabétisme continue encore ou si l’arabisation a été plus pretendue que réussie), et les écrivaines maghrébines viennent à mon esprit[18].

Et Khatibi non seulement s’adresse à la France en proclamant une pensée autre, car le savoir arabe ne pourrait se soustraire de ses fondements théologiques et théocratiques que grâce à une rupture radicale, qui ne peut être telle, qu’en étant double, pour :

opposer à l’épistémé occidentale son dehors impensé tout en radicalisant la marge, non seulement dans une pensée arabe, mais dans une pensée autre qui, parle en langues, se mettant à l’écoute de toute parole d’où qu’elle vienne[19].

Donc dans ces œuvres maghrébines – qui montrent l'utilisation de multiples disciplines comme l’histoire, la psychanalyse, l'anthropologie dans l'espace romanesque et la question de l'écriture d'une mémoire poétique et politique – : la parole est mouvance.

Le déplacement d’un lieu à un autre semble ici valoir pour le déplacement d’une littérature à une autre ; celle d’un non-lieu où se croisent aussi les maux de l’exil. Nabile Farès, dont la nouveauté dérange, est un très bon exemple[20]. Et L’Amour n’est-il pas une quête de l’autre, au-delà des lieux et des temps dans l’oeuvre dibienne ?[21]

Et le cinéma des maghrébin(e)s n’est-il pas une intégration réussie d’échanges multiples même s’il bouscoule nos conforts discursifs ?[22]

Seul le pluralisme rend possible la « négotiation » d’espaces politiques, culturels communs, en déterminant aussi des modalités d’interactions dans ces espaces.

Cette littérature relève d’une démarche transculturelle, s’appropriant les formes d’expression occidentales pour articuler le patrimoine culturel arabe. Faire parvenir à l’Occidental un témoignage direct du monde arabe, dire sans intermédiaire, sans le miroir déformant des préjugés civilisationnel, en faisant un acte de modernisme :

ce n’est plus l’écrivain maghrébin mais l’écrivain de la modernité et même, récemment, du postmoderne qui enrichit de sa culture arabe ou berbère la pratique d’autres langues, d’autres cultures, d’autres domaines artistiques, superpose citations et fragments en une convergence qui n’est autre qu’une métaphore de l’écriture[23].

Il y a quelque chose de Pascal chez ces écrivains maghrébins bilingues – et même plurilingues – qui, à travers leurs œuvres, nous disent que la parole humaine – « la clé des échanges »[24] – peut nous aider à dissiper l’opacité du monde, à réduire l’emprise de ses ténèbres, quels que soient les lieux, les êtres, leur culture. Par conséquent, modernité[25] et patrimoine culturel[26], poésie et souphisme s’allient, s’articulent et enrichissent chez ces auteurs[27].

Chercher, à partir du lieu de l’Irréconciliable, de faire circuler l’élément culturel de la civilisation arabe, qui demeure marginale et qui mérite une plus grande présence dans la culture européenne et à l’intérieur de la culture française – rejetant donc ce « néocolonialisme culturel » considérant toute littérature non occidentale comme une simple production documentaire « renvoyant à l'exotisme » – dans cette mémoire en partage.

L’urgence c’est de détruire les murs pour construire al-qantara القنطرة . Oui, interroger l’Histoire pour mieux la comprendre, mieux saisir le présent pour avoir une meilleure emprise sur lui, tenter de dissiper les malentendus, lutter contre le mépris réciproque et l’intolérance ambiante. Comme la correspondance entre deux écrivaines, Nuha Al-Radi[28], iraquienne, et Jasmina Tesanovic, serbe et chrétienne, qui a été entamée avec ces mots : « on suppose que nous devrions être des ennemies », mais qui est une recherche de tout ce qu’on a en commun. Essayer donc de quitter la fermeture identitaire, l’identité meurtrière, selon la désignation d’Amin Mâalouf[29].

La seule solution est donc l’intégration, la coexistence, qui est tout un procès pas seulement une carte d’identité. Il faudrait saisir et maîtriser la tension entre les différentes dimensions du vivre ensemble où l’autre, ici et là, doit avoir une place éminente, sans qu’on en devienne pour autant l’otage.

Dans ces derniers temps affligeants, la société espagnole a donné une preuve de maturité, « elle a été exemplaire », selon Moustapha El M’rabet, le Président de l’Association des Travailleurs et des Immigrants Marocains en Espagne (ATIME)[30]. Et certains mouvements en France annoncent leur solidarité avec les Algériennes dans leur combat pour l'égalité :

Des éclairs d’espoir sont ouverts !


BIBLIOGRAPHIE


AL-RADI, N., et TESANOVIC, J., Los diarios de Bagdad, Lumen / Rosa dels Vents, 1998.
BEKRI, T., Les chapelets d’attache, Paris, Amiot, 1993.
BEN JELLOUN, T., (Interview) Panorama aujourd’hui, Paris, nº 178, janvier, 1984.
BORGES, J. L., Libro de arena, Buenos Aires, Emecé, 1975.
BOUDJEDRA, R., La Répudiation, Paris, Denoël, 1969.
BOUDJEDRA, R., Topographie Idéale pour une agression caractérisée, Paris, Denoël, 1975.
BOUDJEDRA, R., L'Insolation, Paris, Denoël, 1972.
BOUDJEDRA, R., Le Vainqueur de coupe, Paris, Denoël, 1981.
BOUDJEDRA, R., Le Démantèlement, Paris, Denoël, 1982.
BRUGIÈRE, J.-L., L’Express, Paris, 12 décembre 2002.
CHRAÏBI, D., Le Passé Simple, Paris, Denoël, 1954.
CHRAÏBI, D., Les Boucs, Paris, Denoël, 1955.
CHRAÏBI, D., Une enquête au pays, Paris, Le Seuil, 1981.
CHRAÏBI, D., La Mère du printemps, Paris, Le Seuil, 1982.
CHRAÏBI, D., Naissance à l’aube, Paris, Le Seuil, 1986.
CHRAÏBI, D., L’inspecteur Ali, Paris, Denoël, 1991.
CHRAÏBI, D., L’Homme du Livre, Casablanca, Eddif/Balland, 1994.
DE SAINT-ROBERT, Ph., « De nouveaux espaces pour la fcophonie », « L’épreuve de la liberté », Le Monde diplomatique, avril, 1995.
DIB, M., Les Terrasses d'Orsol, Paris, Sindbad, 1985.
DIB, M., Le Sommeil d’Eve, Paris, Sindbad, 1989.
DIB, M., Neiges de marbre, Paris, Sindbad, 1990.
DJAOUT, T., L'Invention du désert, Paris, Le Seuil, 1987.
EL-HOUSSI, Iris Ifriqiya, Paris, Saint-Germain-des-Près, 1981.
EL-HOUSSI, Le regard du cœur (français-italien), Paris, L’Harmattan, 2002.
EL M’RABET, M., El País Domingo, Madrid, 13 marzo, 2005.
FARÈS, N., Chants d'Histoire et de vie pour des Roses de Sable, Paris, L'Harmattan, 1978.
GRESH, A., « A l’origine du "choc des civilisations" », Le Monde Diplomatique, Paris, septembre, 2004.
GRESH, A., « La guere de mille ans », Manière de voir 78, LE MONDE diplomatique, Paris, déc. 2004-janv. 2005.
HAMON, P., Du descriptif, Paris, Hachette supérieur, 1993.
HUNTINGTON, S., « The clash of civilizations », Foreign Affairs, New York, vol. 72, nº 3, 1993.
KAOUAH, A., « Entretien avec Charles Bonn », Le Quotidien d’Oran, Oran,15 mai 2003.
KHATIBI, A., Maghreb pluriel, Paris, Smer-Denoël, 1983.
LEWIS, B., The Middle East and the West, Indiana University Press, Bloomington, 1964.
LEWIS, B., « The roots of muslim rage. Why so many muslims deeply resent the West, and why their bitterness will not easily be mollified », The Atlantic Monthly, Boston, septembre, 1990.
MÂALOUF, A., Les identités meurtrières, Paris, Grasset et Fasquelle, 1998.
MEDDEB, A., Algérie-Actualité, Alger, nº 891, 11 nov., 1982.
MEDDEB, A., Les Dits de Bistami, Paris, Fayard, 1989.
MEDDEB, A., Tombeau d'Ibn Arabi, Paris, Noël Blandin, 1990.
MEDDEB, A., Récits de l'exil occidental, Montpellier, Fata Morgana,1993.
MEDDEB, A., Les 99stations de Yale, Montpellier, Fata Morgana, 1995.
MEDDEB, A., La maladie de l’Islam, Paris, Seuil, 2002.
MEDDEB, A., Face à l'islam: Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuels, 2004.
MEDDEB, A, Face à l'islam, Paris, Textuels, 2004.
MERINO, L., « La ensoñación como paisaje en Chraïbi frente a la alucinante topografía en Boudjedra », X Simposio de la SELGyC, Universidad Santiago de Compostela 18-21 de oct., 1994, Univ. S. de Compostela, 1996.
MERINO, L., « Solidarité des voix féminines en langue arabe/française secoue le Maroc et arrache les masques ». Colloque International (15 novembre 2001) du Groupe de Recherches Femmes et Création (GREFEC), Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Casablanca Aïn-Chock, Maroc.
MERINO, L., « El Mundo al lado del amor : Driss Chraïbi », Amanecer del nuevo siglo, Madrid, Año V, nº 130 Abril, 2002.
MERINO, L., (Traduction et Introd.) Los Sueños impacientes (Les Songes impatients), Madrid, Huerga & Fierro, 2002.
MERINO, L., « L'approche féministe dans certains romans maghrébins et la touche féminine de leur transposition cinématographique », Colloque International: Université de Rennes 2 – Haute Bretagne. UFR, Arts, Lettres, les 22 et 23 avril 2004.
NADIR, CH., (AZIZA, M.) L’astrolabe de la mer, Paris, Stock/Arabesques, 1980.
NADIR, CH., (AZIZA, M.) Le livre des célébrations, Paris, Publisud, 1983.
RENARD, P., « La littérature maghrébine d’expression française », Clartés, Univ. Stendhal Grenoble mai, 1999.
REYNAUD, M., Elles et Eux et l'Algérie, Témoignages, Paris, Tirésias, 2004.
RIDAO, J. Mª., Weimar entre nosotros, Barcelona, Círculo de Lectores, 2004.
ROHDE, D., The New York Times, in El País, Madrid, 24 de marzo de 2005.
SCHEMLA, E., « Pour la première fois, Jacques Chirac reconnaît que la France n'est pas épargnée par le choc des civilisations », Chronique in Proche-Orient.info, 10 décembre 2003.
STORA, B., et HARBI., M., De la mémoire à l'histoire. La Guerre d'Algérie - 1954-2004, Paris, Robert Laffont, 2004.
ZELICHE, M.-S., L'écriture de Rachid Boudjedra. Poét(h)ique des deux rives, Karthala, Paris, 2005.






[1] Il a codirigé avec Mohamed Harbi, De la Mémoire à l’Histoire. La Guerre d’Algérie 1954 – 2004, Paris, Robert Laffont, 2004.

[2] Elles et Eux et l’Algérie. Témoignages, Paris, Tirésias, 2004.
[3] Cette formule, passée inaperçue dans les années 1960 et qui devait connaître un si grand retentissement contesté, est lancée par un précurseur universitaire britannique Bernard Lewis : « La crise au Proche Orient […] ne surgit pas d’une querelle entre États mais d’un choc des civilisations », The Middle East and the West, Indiana University Press, Bloomington, 1964, p. 135. Cette formule est relancée par lui vingt-cinq ans plus tard : « The roots of muslim rage. Why so many muslims deeply resent the West, and why their bitterness will not easily be mollified », The Atlantic Monthly, Boston, septembre, 1990. En 1993, Samuel Huntington la popularisa, « The class of civilizations », Foreing Affairs, New York, vol. 72, nº 3, 1993.

[4] Alain Gresh, « À l’origine du choc des civilisations », Le Monde Diplomatique, Paris, septembre, 2004.
[6] En fait, la plus grande partie des musulmans habitent dans des pays où l’islam n’est pas la religion officielle, David Rhodes, The New York Times, dans EL PAÍS, Madrid, 24 de marzo, 2005, p. 2.
[7] Le monde s’est scindé en deux camps, rétorque M. Oussama Ben Laden, un sous la bannière de la croix, comme l’a dit le chef des mécréants des infidèles Bush, et l’autre sous la bannière de l’islam, Alain Gresh, « La Guerre de mille ans », Manière de Voir 78, Le Monde Diplomatique, Paris déc. 2004-janv. 2005, p. 13.

[8] Il faut rappeler que des millions de chrétiens, en Europe, ont manifesté contre la guerre en Irak. Où donc est-ce choc de civilisations ? Il n’existe que pour quelques irréductibles. Nous partageons, généralement, les sentiments, il n’y a pas de haine inhérente. Peut-être, faudra-t-il revoir les manuels et censurer ceux qui prêchent la haine, des deux côtés, qui ne sont qu’une minorité dans nos sociétés.
[9] José Mª Ridao, Wiemar entre nosotros”, Círculo de Lectores, Barcelona, 2004, p. 151. Mais, il faut tenir compte de cette frontière insurmontable qui sépare ceux qui tuent de ceux qui ne tuent pas et non pas cette autre frontière – dont l’aller comme le retour es si facile – qui sépare ceux qui parlent une ou autre langue, qui s’habillent d’une ou d’une autre façon ou ceux qui prient un dieu ou un autre dieu.
[10] Jean-Louis Brugière, L’Express, Paris, 12 décembre, 2002.

[11] Alain Gresh, « La guerre de mille ans », cit.

[12] Abdelhawab Meddeb, Face à l’islam, Paris, Textuels, 2004, p. 94.

[13] La traduction, comme le roman, est également une façon de s’ouvrir à l’autre, car les signes de bonne santé d’un pays, c’est quand on a soif de connaître de l’autre sa langue et quand on traduit de façon massive.
[14] Abdelmadjid Kaouah, « Entretien avec Charles Bonn », Le Quotidien d’Oran, Oran,15 mai 2003.
[15] Jorge Luis Borges, Libro de arena, Buenos Aires, Emecé, 1975.

[16] Enrichie de cette langue, “butin de guerre”, dont Yacine parla jadis, avec son art de la formule concise.
[17] Ses textes poétiques sont d'inspiration mystique : Les Dits de Bistami, Paris, Fayard, 1989 ; Tombeau d'Ibn Arabi, Paris, Noël Blandin, 1990 ; Récits de l'exil occidental, Montpellier, Fata Morgana, 1993 ; Les 99stations de Yale, Montpellier, Fata Morgana, 1995.

[18] Abdelwahab Meddeb, La maladie de l’Islam, Paris, Seuil, 2002.

[19] Abdelwahab Meddeb, Face à l'islam : Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuels, 2004, pp. 193-194.
[20] Surtout dans ses œuvres : Une enquête au pays, Paris, Le Seuil, 1981 ; La Mère du printemps, Paris, Le Seuil, 1982 ; Naissance à l’aube, Paris, Le Seuil, 1986 ; L’inspecteur Ali, Paris, Denoël, 1991 ; L’Homme du Livre, Casablanca, Eddif/Balland, 1994.

Leonor Merino, «El Mundo al lado del amor: Driss Chraïbi», Amanecer del nuevo siglo, Madrid, Año V, nº 130 Abril, 2002, pp. 76-77.

[21] Voir l’Introduction de Leonor Merino dans sa traduction à la langue espagnole de Los Sueños impacientes (Les Songes impatients), Madrid, Huerga & Fierro, 2002.
[22] Tahar Bekri, Les chapelets d’attache, Paris, Amiot, 1993 : Des strophes de sept vers comme les jours de la semaine et ses cinquante-deux poèmes comme les semaines d’une année.

[23] Il insère des poèmes dans un texte en prose à la manière des anciens littérateurs arabes : L’astrolabe de la mer, Paris, Stock/Arabesques, 1980. Le livre des célébrations, Paris, Publisud, 1983.

[24] Iris Ifriqiya, Paris, op. cit. Le regard du cœur (français-italien), Paris, L’Harmattan, 2002.

[25] Tahar Djaout, L'Invention du désert, Paris, Le Seuil, 1987.
[26] Leonor Merino, «La ensoñación como paisaje en Chraïbi frente a la alucinante topografía en Boudjedra», X Simposio de la SELGyC, (Universidad Santiago de Compostela 18-21 de oct., 1994) Universidad Santiago de Compostela, 1996, pp. 415-430.

[27] Son sixième roman en 1981 - un jalon important chez Boudjedra - retourne au style socio-réaliste.
[28] Traduite en français par le même auteur : Le Démantèlement, Paris, Denoël, 1982.

[29] Du descriptif, Paris, Hachette supérieur, 1993, p. 42.

[30] Leonor Merino, « Solidarité des voix féminines en langue arabe/française secoue le Maroc et arrache les masques ». Colloque International (15 novembre 2001) du Groupe de Recherches Femmes et Création (GREFEC), Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Casablanca Aïn-Chock, Maroc.