Leonor MERINO (Drª Universidad Autónoma de Madrid)
Entre l’Un et
l’Autre:
choc de civilisations et écriture de médi(t)ation des écrivains Maghrébins
Colloque
International en Hommage à Charles Bonn. Organisé par l’UNIVERSITÉ Sidi Mohamed Ben
Abdellah, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Dar Mehraz: Fès, Maroc,
et par l’UNIVERSITÉ Hassan II Faculté des Lettres et des Sciences Humaines: Aïn
Chock, Casablanca, Maroc.
En marge du texte,
en hommage à Charles Bonn, mes vers offerts en toute humilité :
Oh si je le
pouvais ! Je te transporterais sur l’aile du vent jusqu'à ta ville aimée,
Constantine
- Vénus naissant de l’eau, femme-patrie, astre
inaccessible.
Là bas, tu recueillerais, tes vierges désirs, tes rêves
insouciants pour l’éternité.
Toi, qui aimes la vie et le langage qui l’exprime.
Ah, si je pouvais faire que ton généreux esprit inquiet, humain et
fier,
s'apaise enfin heureux attendant l’immortalité !
1. CHOC DE
CIVILISATIONS
La
guerre du Golfe – un peuple brisé dans l’impunité –, la toujours saignante
guerre d’occupation – d’une perspective apocalyptique – entre les palestiniens
et les israéliens – non seulement le cauchemar d’être expulsés de leur pays
mais en plus de voir tout simplement la disparition de leur pays –, et surtout
les événements très douloureux du onze septembre et du onze mars – démontrant
la difficulté de faire des prévisions pour le futur du monde –, ont été de
terribles secousses, donnant l'impression que la planète serait balayée par
l'ouragan d'une sorte de nouveau conflit mondial – la « guerre contre le
terrorisme international » – plus atroce encore que les précédents. Et dont la
guerre américaine contre l'Irak – la crise internationale la plus importante
des dernières années et de toutes ses tragiques séquelles – ne serait qu'un
simple épisode.
Diaboliser l’Autre a fait partie du jeu. Cette radicalisation des
destructions ranime l’interrogation sur une guerre de cultures. Combien de fois
a-t-on répété que la crainte vers l’étranger fait partie de la condition humaine,
de même que la guerre et d’autres calamités dont on souligne le supposé
caractère cyclique, contre lequel on ne peut rien ou peu faire ?
On dirait qu’on est en train de vivre une
crise de l’imaginaire. Cet imaginaire est nourri, par exemple, par l’immigration,
la confrontation à l’Autre. D’une certaine manière, il y a une forme de
schizophrénie puisque l’on est confronté à nous-mêmes.
Confrontés à la sécurité citoyenne, par
exemple, on dit que la délinquance a augmenté dû au numéro d’étrangers qui
augmente, et non parce que ce qui a augmenté c’est l’inégalité, et une société
inégale devient inévitablement une société plus incertaine. De nombreux conflits sont donc stimulés irrationnellement par
l’humiliation et le manque de respect. Les gens font des choses qui nuisent
leurs intérèts ; ils se suicident politiquement, nuisent leurs propres
pays, en s’engageant dans un cycle d’humiliation qui est contraire à leurs
intérêts.
C’est
irrationnel mais c’est très humain. C’est certain que les passions se déchaînent, par exemple, dès qu’il
s’agit des mémoires contrites entre La France et l’Algérie, c’est pourquoi il
faut se pencher sur le choral qui montre un regard neuf, une passerelle – en dépit des
différences et des ressentiments – qui se reconstruit à travers leurs récits – pour ne citer
que Benjamin Stora[1], Michel Reynaud[2].
C’est
pourquoi il faut revenir toujours à l’aspect sacré de la vie humaine, tout en
rappelant les valeurs humaines oubliées dans le cycle de violence et
d’humilliation dans lequel les belligérants s’étaient engagés.
Or,
l’Orient, d’une part, lors qu’il appréhende un discours unanimiste, partisan,
arrogant, il se replie sur soi-même, humilié. Mais, ne parle pas d’humiliation
que celui qui se sent humilié (cependant la notion de ce ressentiment, telle
qu’elle est employée dans la Généalogie de la morale de Nietzsche serait
la plus correcte).
D’autre part, un cortège de palinodies a
surgi de la part d’Occident qui a révélé sa frayeur de perdre ses privilèges
conquis, ainsi que l’hégémonie qui protège sa condition (mais être dans
l’irréconciliable ne devrait pas dire se couper de l’Autre). C'est dans ce
climat d'incompréhension où naissent et se développent les stéréotypes, comme
repères d'identification fondant l'Altérité.
Si l’on prend un concept comme l’Occident – dont La France est l’un de
ses représentants principaux –, nous verrons qu’avant la chute du Mur de
Berlin, il signifiait une chose ; après cette chute une autre, après le 11-S,
une autre bien différente. L’Occident est une catégorie idéologique, comme
l’Islam, quand il est considéré non comme un credo religieux, mais comme une
culture, un acteur géostratégique. Ces catégories occupent d’autres qu’au
XIXème siècle ont été celles de la classe, la race, la civilisation – dans le
sens colonial du terme –. Nous sommes en train d’engendrer des
catégories idéologiques qui semblent exprimer la réalité d’une manière
immédiate, lorsqu’elles ne sont que des constructions qui portent souvent
implicite le conflit.
On parle bien souvent du choc de civilisations[3], concept rejeté
verbalement en France, mais qui « s’installe pourtant peu à peu dans les
consciences »[4],
car lorsque le président Jacques Chirac parle d’« agression » – à
Tunis : décembre 2003 –, à propos du foulard, la journaliste
Elisabeth Schemla s’en réjouit en faisant venir l’eau à son moulin:
C'est à ma connaissance la première fois
depuis le 11 septembre 2001 que le président de la République française a en
effet reconnu qu'il existe bel et bien un choc général des civilisations et que
la France n'est pas épargnée par cette guerre[5].
Mais
lorsqu’on parle de ce concept, on met l’accent sur l’idée du choc, et c’est qui
est confus c’est l’idée de civilisation. Car, à quoi répond-t-elle cette
civilisation islamique qui doit agglutiner, par exemple, une femme du Mali qui,
peut-êre, passe sa vie quotidienne ses seins nus, avec une femme afghane avec
son burka et une musulmane de New York avec son costume de ville ?
Est-ce que par hasard l’Occident, l’Europe et la chrétienté peut-on les
considérer comme une et la même chose ? Alors la condition musulmane,
d’une partie de la France, de l’Espagne et du Portugal, de la Bosnie et de la
Sicile, ne jetterait-elle pas l’interdit sur leur appartenance à l’Europe ? En
tout cas, un credo religieux, partagé par les cinq continents, peut-il se
considérer comme une civilisation ? Un nord-américain adventiste et un
autre musulman ne partagent-ils pas une civilisation ? Et un libanais
musulman et un autre chrétien ?
L’Islam est un credo dont on peut participer
des personnes qui vivent dans les réalités les plus différentes[6]. L’idée du choc de
civilisations entre l’Occident et l’Islam reproduit un modèle habituel
intolérable dans le récit de l’histoire. Le modèle du concept
asymétrique : on oppose deux modèles qui ne sont pas nécessairement
opposés. On devrait donc opposer l’Islam au Christianisme[7]. Quel message
transmet-on ? Très probablement du conflit, et que pour être occidental on
ne peut pas être musulman. Par exemple, l’histoire de l’Espagne (et peut-être
l’histoire de l’Autre), est racontée le plus souvent de cette manière :
« Les espagnols ont expulsé les juifs et les morisques ». On ne dit
pas : « Les espagnols chrétiens ont expulsé les espagnols juifs et les
espagnols morisques »[8].
Le
terme civilisation épargne sans doute le sursaut qui produirait exprimer cette
même idée en employant les termes de race ou de religion. Mais,
en réalité, y a -t-il quelque chose de pareil à une civilisation
islamique ? Est-ce que par hasard les musulmans de la Chine, de la Syrie,
du Mali, de la France et des États Unis, partagent-ils une même
civilisation ? Et, d’une façon symétrique, les occidentaux partageons-nous
le concept de civilisation avec le français Le Pen plus qu’avec le palestinien
Edward Saïd ou l’israélien Daniel Berenboim ?
Ce
qui se discute, peut-être sans en avoir une pleine conscience, c’est un
argument de plus grand poids et, en définitive, décisif pour la vie en
commun :
l'enjeu de notre discussion est le concept de culture
que nos sociétés ont commencé à manier et, en dernier recours, la liberté
radicale des citoyens face aux déterminismes qui les partagent dans des pures
et contaminés, entre orthodoxes et hétérodoxes, entre assimilables et
radicalement et irrévocablement étrangers[9].
D’autre part, l’imperceptible substitution
des questions qui réclament une réponse dans des termes démocratiques – c’est-à-dire,
une réponse dirigée à faciliter la transaction entre les intérêts de la
majorité et ceux de la minorité par des questions qui seulement peuvent être résolues
à travers un argument d’autorité – provoque parmi les citoyens une sensation
pressante : celle dont leur modèle de vie se trouve sous la menace. Dans
cet entourage idéologique, une fois de plus promu par la pression croisée entre
l’immigration, d’un côté, et le risque terroriste, d’un autre côté, il n’y a
rien d’étonnant que la sécurité devienne l’une des consignes les plus réitérées
des pouvoirs publics, capables de réclamer, en leur nom, le sacrifice
volontaire de déterminées libertés et des garanties juridiques du côté des
citoyens.
Mais si, finalement, les risques d’un conflit
sans fin se profilent à l’horizon (le monde que nous sommes en train de forger
ne se trouve pas à un carrefour mais installé sur une poudrière), le bilan
pathétique, auquel nous aura conduit la folie de croire que nous n’avons rien
en commun avec nos ancêtres et que notre époque n’est pas comme nulle autre au
passé, nous fera entendre raison :
nous
sommes confrontés à une idéologie radicale de nature nihiliste, qui prône exclusivement
la destruction totale de l’Autre […]. Si elle n’est pas maîtrisée, cette
situation peut devenir la guerre de Cent Ans des temps modernes[10] ou une guerre de mille
ans dont l’unique résultat serait de conforter le désordre établi[11].
Seulement, alors, nous serons en état de voir
la souffrance où nous n’avions vu la veille que des entéléchies
irréconciliables. Pourquoi alors ne réfléchissons-nous pas sur cette
réalité ? :
il
faudrait peut être insister sur le fait que la langue de l'évangile est l'araméen,
une langue sémitique, d'orient... on ne saurait donc trop se limiter uniquement
à des repères telles la religion, la langue ou bien la race... c'est plus
profond que cela... les arabes sont pour
l'islam, ce qu'une goutte d'eau est pour tout un océan![12].
Pour l’Occident, pour la France, l’Arabe est la
figure privilégiée de l’Autre, d’où l’ampleur des altercations et l’intensité
des échanges que les affrontements eux-mêmes ont d’ailleurs créés. Entre la
France et les pays arabes, donc le Maghreb, il existe une interconnaissance,
qui est un tissu vivant des liens, de modèles appropriés et de goûts partagés à
travers la Méditeranée. La France, l’Europe et les pays arabes ont un destin
lié. Reste maintenant à réagir, à réinventer, à perséverer, la configuration de
leur commune appartenance pour éviter des décenies de possibles affrontements.
La Méditerranée est sans doute cet horizon.
2. ÉCRITURES FUSIONNELLES
Néanmoins,
la littérature – étant le lieu par excellence ou s'énonce la rencontre avec
l'Autre dans l'Ici ou l'Ailleurs – participe dans la formation de cet
imaginaire préconçu[1]. À la rencontre de mes mots, cette
citation ponctuelle, harmonieuse, de Charles Bonn :
Entre la France et le Maghreb comme ailleurs les
déplacements sont polysémiques et engendrent des expressions surprenantes,
lesquelles à leur tour déstabilisent les normes d’expression culturelle comme
les définitions, par les uns comme par les autres, de ce qu’est, somme toute,
la littérature[2].
Cette
rencontre donc se fera forcément selon des opportunités, se réalisera
nécessairement dans l'ambiguïté, arbitrairement ou par procuration, mais elle
sera motivée comme toujours par un double sentiment d'attraction / répulsion.
Le roman devient pour ainsi dire le laboratoire de ces imaginaires ou foisonnent
des thèmes tels que la différence, la déviance, la distance, l'exil,
l'exotisme, la peur de l'Autre, le bouc émissaire, sous-tendus par des mythes,
des stéréotypes et des images virtuelles de Soi et des Autres.
Donc
en ce qui concerne le domaine des littératures Maghrébines, leurs écrivains – des
laveurs des mots, des passeurs entre les langues et entre les cultures –, tout
en écrivant en langue française ou arabe – malgré «l’inconsolation» de certains
textes –, nous montrent dans la totalité de leurs êtres, irréductiblement
arabes, irréductiblement français – européens, universels dans sa quête de
l’Autre –, des multiples mouvements de l’esprit qui ont choisi leurs libertés
dans ce qui les exalte, non dans ce qui les mutile.
Leurs
oeuvres littéraires, telles ces vases communicants dont Breton parlait,
constituent un immense et gigantesque ensemble de lectures croisées où
l’humanité entière écrit ce grand Libro de arena[3] aux confins infinis. La chance de la France c’est donc d’avoir cette mémoire
sans cesse renouvelée[4], car
nourrie par des apports différents et qui ne cessent d’insuffler à cette langue
des potentialités créatrices originales.
Les
écrivains savent que nous vivons des moments très critiques, mais non pas au
point parce que nos sociétés ont commencé à coexister avec deux discours
contradictoires, comme celui qui augure l’avènement d’un monde nouveau avec
satisfaction et celui qui éprouve de l’inquiétude et même peur devant lui. Ils
savent de l’unique leçon du passé qui vaut la peine de la conserver : la
leçon qu’il n’existe ni n’existera jamais aucune cause digne si pour
l’atteindre, il faut le crime, la discrimination ou la souffrance.
C’est
ainsi qu’Abdelwahab Meddeb[5] est allé fouiller dans les
textes fondateurs de l’islamisme, pour tenter de comprendre de l'intérieur la
fièvre intégriste qui a saisi une partie de l'islam et qui est exploitée par des intérêts économiques et politiques étrangers à
l'islam en tant que tel et à la religion en général[6].
C’est
ainsi qu’un autre texte de Meddeb est nourri de culture authentique de l'Orient et de l'Occident par la fameuse rencontre entre Averroès et Ibn
'Arabi : le premier réincarnant Aristote, le second Platon. Averroès est
un Arabe et un musulman européen, non seulement par la naissance – dont il faudrait sûrement ajouter
l'étendue berbère – mais
aussi le destin. Sa descendance philosophique et spirituelle fut
essentiellement européenne, chrétienne, juive, latine, hébraïque. Et Meddeb de
nous dire :
en introduisant la civilisation islamique
dans le vieux continent on trouverait donc sa légitimité dans la part
occidentale qu'elle porte. Et son inscription dans l'identité européenne peut
aider sinon à défaire l'intégrisme, du moins à atténuer son impacte. Car ce
sont l'exclusion et le déni qui font croître l'intégrisme[7].
Aussi
la voix de Chraïbi contextualise-t-elle la
philosophie d’Ibn 'Arabi au Maroc et s’élève
face à la confrontation d’une idéologie radicale de nature nihiliste, qui prône
exclusivement la destruction totale de l’Autre. Son oeuvre propose un syncrétisme
en marge de l’orthodoxie islamique mais à l’intérieur de l’Islam et il y
réconcilie la nature et Dieu, le paganisme des Berbères, les Juifs et les
Chrétiens, ainsiqu’un retour à l’Histoire islamique -où
l'homme du passé était un homme du présent qui préparait notre avenir[8].
La
tradition qui aime Bekri – à part l’Arabie pré-islamique – c’est celle de l’art
oratoire, celle des voyageurs et des géographes du Moyen Âge qui ont enrichi
une littérature à la recherche de la différence[9], des liens solidaires, avec le
compromis des hommes[10].
Chems Nadir (Mohammed
Aziza)[11]
est un autre nostalgique qui cherche les racines de la poésie en remontant
encore plus loin que Bekri – et la civilisation arabo-musulmane
– ou que El-Houssi[12]
– et la Tunisie d’avant la
conquête arabe.
Et Tahar Djaout, qui n'avait que ses mots inoubliables à dresser contre la violence et
l’incompréhension meurtrière, ose toucher aux personnages sur lesquels reposait
une certaine identité : Ibn Tachfin et Ibn Toumert, réveillés de leur
névrose séculaire pour porter des questions bien inconfortables d'aujourd'hui
afin de réveiller l’Histoire[13].
On pourrait bien
avoir choisi chez Chraïbi ses critiques envers La France, versus L’Occident,
pour ne citer que Le Passé Simple ou Les Boucs. Mais ses néologismes
(zéropéens, frankaouis, serpents : hnûcha) et
son humeur qui débouche sur l’invective (la métaphore animale, kleb
pluriel de kalb, par une organisation humaine : club) sont d’abord
une sorte de complicité avec le lecteur maghrébin ou arabe.
On pourrait donc avoir choisi chez Boudjedra l’intérêt qui transmet à
la situation de domination dans l’opposition spatiale Maghreb/Occident-France
qui est présente, d’une manière implicite ou explicite, dans ses oeuvres depuis
La Répudiation, Topographie Idéale pour une agression caractérisée
(on y apprécie le gran lien qui unit l’espace et la domination[14]), tout en passant par L'Insolation, Le Vainqueur de coupe[15] jusqu’à son premier roman écrit en langue arabe Al-Tafakkuk[16].
Mais je voudrais dire ici le lien que l’auteur établi dans son
admiration par les anciens poètes arabes qui s’accroît aussi par la poésie
arabe contemporaine – Samih El Quacim, Adonis, Dérouiche, Moudhafar Ennaouab,
El Achkar, Abdelkader Ben Cheikh... – ou par des romanciers arabes – Ghalib
Helssa, Ahmed Habarchi, Ouettar... – dans son intérêt de véhiculer de la
poétique.
Or la langue française, étant
l’outil linguistique choisi par la plupart de ces écrivains, devient le canal
de transmission des archives de la société, rappelant que le descriptif fait
appel, comme l’a dit Philippe Hamon[17],
à une mémoire particulière, en connivence avec le lectorat qui partage cette
connaissance et cet outil linguistique. L’erreur serait, peut-être, de croire
que les connaissances ainsi véhiculées s’adressent à un lectorat étranger au
Magreb de préférence, parce qu’elles le sont en français (malgré si
l’analphabétisme continue encore ou si l’arabisation
a été plus pretendue que réussie), et les écrivaines maghrébines viennent à mon
esprit[18].
Et Khatibi non seulement s’adresse à la France en
proclamant une pensée autre, car le savoir arabe ne pourrait se soustraire de
ses fondements théologiques et théocratiques que grâce à une rupture radicale,
qui ne peut être telle, qu’en étant double, pour :
opposer à l’épistémé occidentale
son dehors impensé tout en radicalisant la marge, non seulement dans une pensée
arabe, mais dans une pensée autre qui, parle en langues, se mettant à l’écoute
de toute parole d’où qu’elle vienne[19].
Donc dans ces
œuvres maghrébines – qui montrent l'utilisation de multiples disciplines comme
l’histoire, la psychanalyse, l'anthropologie dans l'espace romanesque et la
question de l'écriture d'une mémoire poétique et politique – : la parole
est mouvance.
Le déplacement d’un lieu à un autre semble
ici valoir pour le déplacement d’une littérature à une autre ; celle d’un
non-lieu où se croisent aussi les maux de l’exil. Nabile Farès, dont la nouveauté
dérange, est un très bon exemple[20].
Et L’Amour n’est-il pas une quête de l’autre, au-delà des lieux et des temps
dans l’oeuvre dibienne ?[21]
Et le cinéma des maghrébin(e)s n’est-il pas une intégration réussie d’échanges multiples même s’il bouscoule nos conforts
discursifs ?[22]
Seul
le pluralisme rend possible la « négotiation » d’espaces politiques,
culturels communs, en déterminant aussi des modalités d’interactions dans ces
espaces.
Cette littérature relève d’une démarche transculturelle, s’appropriant
les formes d’expression occidentales pour articuler le patrimoine culturel
arabe. Faire parvenir à l’Occidental un témoignage direct du monde arabe, dire
sans intermédiaire, sans le miroir déformant des préjugés civilisationnel, en
faisant un acte de modernisme :
ce
n’est plus l’écrivain maghrébin mais l’écrivain de la modernité et même, récemment,
du postmoderne qui enrichit de sa culture arabe ou berbère la pratique d’autres
langues, d’autres cultures, d’autres domaines artistiques, superpose citations
et fragments en une convergence qui n’est autre qu’une métaphore de l’écriture[23].
Il
y a quelque chose de Pascal chez ces écrivains maghrébins bilingues – et même
plurilingues – qui, à travers leurs œuvres, nous disent que la parole humaine – « la
clé des échanges »[24] – peut nous aider à
dissiper l’opacité du monde, à réduire l’emprise de ses ténèbres, quels que
soient les lieux, les êtres, leur culture. Par conséquent, modernité[25] et patrimoine culturel[26], poésie et souphisme
s’allient, s’articulent et enrichissent chez ces auteurs[27].
Chercher, à partir du lieu de l’Irréconciliable, de faire circuler
l’élément culturel de la civilisation arabe, qui demeure marginale et qui
mérite une plus grande présence dans la culture européenne et à l’intérieur de
la culture française – rejetant donc ce « néocolonialisme culturel » considérant toute littérature non
occidentale comme une simple production documentaire « renvoyant à l'exotisme »
– dans cette mémoire en partage.
L’urgence c’est de détruire les murs pour construire al-qantara – القنطرة –. Oui, interroger
l’Histoire pour mieux la comprendre, mieux saisir le présent pour avoir une
meilleure emprise sur lui, tenter de dissiper les malentendus, lutter contre le
mépris réciproque et l’intolérance ambiante. Comme la correspondance entre deux
écrivaines, Nuha Al-Radi[28], iraquienne, et Jasmina
Tesanovic, serbe et chrétienne, qui a été entamée avec ces mots : « on
suppose que nous devrions être des ennemies », mais qui est une recherche
de tout ce qu’on a en commun. Essayer donc de quitter la fermeture identitaire,
l’identité meurtrière, selon la désignation d’Amin Mâalouf[29].
La seule solution est donc l’intégration, la coexistence, qui est tout
un procès pas seulement une carte d’identité. Il faudrait saisir et maîtriser la tension
entre les différentes dimensions du vivre ensemble où l’autre, ici et là, doit avoir
une place éminente, sans qu’on en devienne pour autant l’otage.
Dans ces derniers temps affligeants, la société espagnole a donné une
preuve de maturité, « elle a été exemplaire », selon Moustapha El
M’rabet, le Président de l’Association des Travailleurs et des Immigrants
Marocains en Espagne (ATIME)[30]. Et certains mouvements
en France annoncent leur solidarité avec les Algériennes dans leur combat pour
l'égalité :
Des éclairs d’espoir sont ouverts !
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in El País, Madrid, 24 de marzo de 2005.
SCHEMLA, E.,
« Pour la première fois, Jacques Chirac reconnaît que la France n'est pas
épargnée par le choc des civilisations », Chronique in Proche-Orient.info,
10 décembre 2003.
STORA, B., et HARBI., M., De la mémoire à
l'histoire. La Guerre d'Algérie - 1954-2004, Paris, Robert Laffont, 2004.
ZELICHE, M.-S., L'écriture
de Rachid Boudjedra. Poét(h)ique des deux rives,
Karthala, Paris, 2005.
[1] Il a codirigé avec Mohamed Harbi, De la Mémoire à l’Histoire. La Guerre d’Algérie 1954 – 2004, Paris, Robert Laffont, 2004.
[3] Cette
formule, passée inaperçue dans les années 1960 et qui devait connaître un si
grand retentissement contesté, est lancée par un précurseur universitaire
britannique Bernard Lewis : « La crise au Proche Orient […] ne surgit
pas d’une querelle entre États mais d’un choc des civilisations », The
Middle East and the West, Indiana University Press, Bloomington, 1964, p.
135. Cette formule est relancée par lui vingt-cinq ans plus tard : « The
roots of muslim rage. Why so many muslims deeply resent the West, and why their
bitterness will not easily be mollified », The Atlantic Monthly, Boston,
septembre, 1990. En 1993, Samuel Huntington la popularisa, « The class of
civilizations », Foreing Affairs, New York, vol. 72, nº 3, 1993.
[4] Alain
Gresh, « À l’origine du “choc des civilisations” », Le Monde Diplomatique, Paris, septembre, 2004.
[5] « Pour la première fois, Jacques Chirac reconnaît
que la France n'est pas épargnée par le choc des civilisations »,
Chronique in Proche-Orient.info, 10 décembre 2003.
[6] “En fait, la plus grande partie des musulmans habitent
dans des pays où l’islam n’est pas la religion officielle”, David Rhodes, The New York Times, dans EL PAÍS, Madrid,
24 de marzo, 2005, p. 2.
[7] “Le monde s’est
scindé en deux camps, rétorque M. Oussama Ben Laden, un sous la bannière de la
croix, comme l’a dit le chef des mécréants des infidèles Bush, et l’autre sous
la bannière de l’islam”, Alain
Gresh, « La Guerre de mille ans », Manière de Voir 78, Le Monde
Diplomatique, Paris déc. 2004-janv. 2005, p. 13.
[8] Il
faut rappeler que des millions de chrétiens, en Europe, ont manifesté contre la
guerre en Irak. Où donc est-ce choc de civilisations ? Il n’existe que
pour quelques irréductibles. Nous partageons, généralement, les sentiments, il
n’y a pas de haine inhérente. Peut-être, faudra-t-il revoir les manuels et
censurer ceux qui prêchent la haine, des deux côtés, qui ne sont qu’une
minorité dans nos sociétés.
[9] José Mª Ridao, “Wiemar entre nosotros”, Círculo
de Lectores, Barcelona, 2004, p. 151. Mais, il faut tenir compte de cette frontière
insurmontable qui sépare ceux qui tuent de ceux qui ne tuent pas et non pas
cette autre frontière – dont l’aller comme le retour es si facile – qui sépare
ceux qui parlent une ou autre langue, qui s’habillent d’une ou d’une autre
façon ou ceux qui prient un dieu ou un autre dieu.
[11] Alain
Gresh, « La guerre de mille ans », cit.
[13] La
traduction, comme le roman, est également une façon de s’ouvrir à l’autre, car
les signes de bonne santé d’un pays, c’est quand on a soif de connaître de
l’autre sa langue et quand on traduit de façon massive.
[16] Enrichie
de cette langue, “butin de guerre”, dont Yacine parla jadis, avec son art de la
formule concise.
[17] Ses
textes poétiques sont d'inspiration mystique : Les Dits de Bistami,
Paris, Fayard, 1989 ; Tombeau d'Ibn Arabi, Paris, Noël Blandin, 1990 ; Récits
de l'exil occidental, Montpellier, Fata Morgana, 1993 ; Les 99stations
de Yale, Montpellier, Fata Morgana, 1995.
[19] Abdelwahab
Meddeb, Face à l'islam : Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuels,
2004, pp. 193-194.
[20] Surtout dans
ses œuvres : Une enquête au pays, Paris, Le Seuil, 1981 ; La
Mère du printemps, Paris, Le Seuil, 1982 ; Naissance à l’aube, Paris,
Le Seuil, 1986 ; L’inspecteur Ali, Paris, Denoël, 1991 ; L’Homme du
Livre, Casablanca, Eddif/Balland, 1994.
Leonor Merino, «El Mundo al
lado del amor: Driss Chraïbi», Amanecer del nuevo siglo, Madrid, Año V,
nº 130 Abril, 2002, pp. 76-77.
[21] Voir
l’Introduction de Leonor Merino dans sa traduction à la langue espagnole de Los
Sueños impacientes (Les Songes impatients), Madrid, Huerga & Fierro,
2002.
[22] Tahar Bekri, Les
chapelets d’attache, Paris,
Amiot, 1993 : Des strophes de sept vers comme les jours de la semaine et ses
cinquante-deux poèmes comme les semaines d’une année.
[23] Il
insère des poèmes dans un texte en prose à la manière des anciens littérateurs
arabes : L’astrolabe de la mer, Paris, Stock/Arabesques, 1980. Le
livre des célébrations, Paris, Publisud, 1983.
[26] Leonor Merino, «La ensoñación
como paisaje en Chraïbi frente a la alucinante topografía en
Boudjedra», X Simposio de la SELGyC, (Universidad Santiago de Compostela 18-21
de oct., 1994) Universidad Santiago de Compostela, 1996, pp. 415-430.
[27] Son
sixième roman en 1981 - un jalon important chez Boudjedra - retourne au style
socio-réaliste.
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