Communication présentée à l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah. Faculté
des Sciences Humaines. Fès-Dhar El Mehraz. Colloque International: Passage,
présence, aimance dans la littérature et les arts au Maroc (25-26
mars 2010).
Marc Gontard lecteur d’Abdelkébir Khatibi
ou écrire en langues
Leonor Merino (Drª Universidad Autónoma de Madrid)
Ils marchent vers / sur le Poème
Abdelkébir Khatibi
"Folie de la langue, mais si
douce si
tendre en ce moment
Bonheur indicible!
Ne dire que cela: apprends-moi
à parler dans tes langues."
Amour bilingue, 1983
Addelkébir Khatibi
Or, l’altérité est
dissymétrie de toute identité (individuelle,
sociale, culturelle): je suis toujours un autre et cet autre n’est pas
toi, c’est-à-dire un double de mon moi. Qui souffre en moi sinon
cet autre! Et cet autre est constitutif de ma séparation ontologique,
de ma douleur au monde."
Maghreb
pluriel, 1983
Abdelkébir
Khatibi
0.- En
guise de préliminaire
Tout en me posant de présenter un travail pour
l’Hommage bien mérité à Marc Gontard - partagé avec Bernoussi Saltani -, j’ai tout d’un coup pensé à Abdelkébir Khatibi. Quelles ont été mes
raisons idéologiques, esthétiques, épistémologiques qui m’ont poussé à ce choix
déterminant? Je n’en sais rien. Je l’avoue. Les chemins de la pensée humaine
sont indescriptibles, voire imprédécibles - comment se déroule-t-elle dans
l’inconscient et ses strates refoulantes?
Mais oui. J’y vois mainenant plus clairement:
Khatibi et Gontard sont des poètes: “Quant à [eux, ils] essaie[nt] de cheminer
vers le "Poème"”[1].
ÉCRIRE EN LANGUES QUI NOUS HABITENT
Dans l’essai de Marc Gontard Violence
du texte[2]
- qui précéda son autre essai profond: Le moi étrange[3]
-, on voyait déjà le fonctionnement de la polyphonie et de
la plurivocalité dans l'oeuvre de Khatibi, “[cette] esthétique de l'indécidable” dont Abderrahman Tenkoul a parlé
des années après[4].
Pour moi, jadis, Violence du texte
fut la voix de la compréhension de l’écriture poétique de Souffles
(1966-1972): “ces porteurs de feu”, “ces
lutteurs de classe”, qui se servaient tout autrement de la langue française afin de
revendiquer la leur.
Cette violence du verbe et les
stratégies de rhétorique bien représentées par Le Deterreur[5]
ou Une odeur de Mantèque[6]
de Khaïr-Eddine, signalées par Zohra Mezgueldi[7] - dont l’oeuvre de Serhane[8],
des années plus tard, “renoue avec ce réalisme engagé”: Bonn, Garnier et Lecarme[9].
Cet élan,
démolisseur, créateur, dans l’optique d’un renouveau interculturel linguistique
et artistique, fit de l’Afrique du Nord le foyer de rayonnement d’une modernité
enfin dégagée de l’autoritarisme euro-occidental.
Abdelkebir Khatibi - qui a suivi une vie originale par
rapport à ce groupe dont il n’était d’ailleurs qu’un collaborateur indépendant[10]
- a été pour Marc Gontard - dont
l’approche se situe au plus près des structures textuelles -, le premier à découvrir
la dynamique créatrice du bilinguisme, au point d’en faire la matière même de
son oeuvre.
Refusant le dualisme franco-arabe avec ses
clivages et ses frustrations, Khatibi a d’abord cherché à déconstruire
l’opposition entre les deux cultures en pratiquant la “pensée-autre” et la
“double critique de la métaphysique de source grecque et celle de souche
islamique”[11].
Si l’Autre c’est moi, sous l’écriture
effacée, le palimpseste montre notre inimaginable propre image. Oui, le
palimpseste des langues qui n’est pas la langue arabe (la langue espagnole...,
la langue suédoise..., car Khatibi lisait beaucoup de langues), mais qui la
laisse entre-apercevoir.
Sa pensée réside, précisément, dans
cette mise en scène du double, dans la théorie, mais dans l’écriture elle-même.
N’avait-il pas dit que la littérature Maghrébine - dite d’expression française - est un récit de traduction, et
qu’il s’agit d’un récit qui parle en langues?
Ce grand
sociologue-poète - loin d’une conducte nihiliste - s’est aussi intéressé à la sémiologie, même aux potières, aux
tatoueusses, aux tisseuses - le
patrimoine et le matrimoine de la culture marocaine -, analysant la symbolique des tapis du musée des Oudayas à Rabat, ou
d’autres du Batha à Fès: le tapis - “cette
géographie de l’âme” -, dont il nous a dit qu’il fallait “le
regarder comme on lit une page d’Aristote” et, pour lui aussi, un espace
onirique dans ses récits.
Dans La Blessure du nom propre[12],
l’analyse sémiologique des taouages (“écriture en points” et “vêtement
antilogographique”) et de la calligraphie (“fétichisme de la trace”), a ouvert
les domaines scientistes à l’univers des signes et des significations, “une
intersémiotique comme science de l’inter”, “à
l'écoute de la culture populaire arabe”, tout en se dessaisissant du discours dogmatique et
normatif.
Il a donc élaboré, à travers un travail de
décentrement intelectuel, une synthèse entre l’Homme et l’Univers.
Si Berque affirmait, par exemple, que le français
“reste l’hellénisme des peuples arabes”[13],
Khatibi loue plutôt l’oeuvre de Goethe (“Celui qui se connaît lui-même et les
autres/Reconnaîtra aussi ceci:/ L'Orient et l'Occident/ne peuvent plus être
séparés./Heureusement entre ces deux mondes/Se bercer, je le veux bien;/Donc
aussi entre l'Est et l'Ouest/Se mouvoir, puisse cela profiter!”[14]).
Loin
des individualimes, des particularismes, Khatibi a signalé: “que seul le risque
d’une pensée plurielle (à plusieurs pôles de civilisation, à plusieurs langues,
à plusieurs élaborations techniques et scientifiques) peut [...] nous assurer
le tournant de ce siècle sur la scène planétaire”[15].
Khatibi
a pu dépasser l’officiel, le centrisme, l’autosuffisance de la pensée savante
pour découvrir son amour des marges. Une découverte faite aussi grâce aux travaux
de Roger Bastide, surtout ceux qui concernent le statut du corps et sa
représentation dans les autres cultures.
L’oeuvre polyphonique et exigeante de Khatibi est
en perpetuel dialogue aussi avec celle de Derrida, de Barthes ou de Glissant. Une Infinition qui rappelle Lévinas, le fondateur de cette “pensée du
Dehors”: “Je conçois l’autre en sa limite infinie, porteuse d’un monde inconnu,
qui exige de la pensée l’exercice d’une violence novatrice entre les cultures,
leurs rencontres et leurs résistances à la pulsion de cruauté des uns et des
autres”[16].
Et si Barthes a épelé
le plaisir de la lecture, Khatibi nous rend sensibles à la jubilation de
l’écriture. Si pour Ibn Arabi - né à Murcia - “la plume qui incise le papier
et l’encre qui
l’imprègne jouent le même rôle que la semence mâle qui
éclabousse les entrailles de la femelle et les pénètre profondément pour y
laisser les marques et les traces du divin” (Les conquêtes mecquoises),
pour Khatibi la trace est d’abord inscription du désir: “L’homme écrit comme il
laboure; ce geste fonde son érotique”[17].
Et Marc Gontard de “semer”
aussi ses réflexions sur l’écriture de Khatibi, bien avant “sa” Violence du
texte: “La jouissance érotique se manifeste toute entière dans cette
ivresse sensorielle activée par les mots. Sous leur inscription ponctuelle
l’écriture se réalise comme un orgasme”[18]
(et pourquoi, à cet instant précis, les mots de l’écrivaine syrienne, Sawa Al
Neimi, résonnent-ils en moi, lors de la traduction en français de son roman La
preuve par le miel: “l’arabe est la langue du sexe quoi qu’on s’entête à
l’oublier”?).
Dans la production de Khatibi, dont le mot devient
champ privilégié de la jouissance poétique-érotique-mystique - toujours selon Gontard -, le sexe “signe des signes”[19],
travaille à la génération du texte.
C’est-à-dire combien la littérature, les arts, la théologie, l’érotologie
et les sciences du patrimoine arabo-musulman ont été à l’avant-garde des idées
et de la vision profonde du monde: Pour rester au Maghreb, il faut citer La prairie parfumée où s’ébattent les
plaisirs du Cheikh Al-Nefzawi, étudié par Khatibi
dans “Rhétorique du coït”[20]. Et pour l’Islam, la notion de l’amour vient d’un passé
pré-islamique arabe et par la voie mystique chrétienne, et Khatibi de venir au
secours de mes mots: “Le
christianisme et l’Islam ont communiqué par la mystique de l’amour, c’est ce
qui les rapproche”[21].
Chez Khatibi, le mot construit donc un espace euphorique, un surcodage
érotique par redondance et par couplage, souligne Marc Gontard qui, pour beaucoup
d’oeuvres, part du plan formel pour arriver à l’analyse du texte, une technique
qui apporte beaucoup d’éclairages: “La forme est ce qui médiatise et qui produit le sens. Faire abstraction du
niveau formel d’un texte, c’est se condamner à ne jamais pouvoir saisir les
stratégies qui font le texte, sans lesquelles il n’existe pas en tant
que texte”[22].
Et Khatibi
de mélanger aussi allégrement littérature et essai dans La mémoire tatouée, déjà citée.
Plus tard, dans Le livre du sang[23] - ce poème en prose de la passion -, la langue arabe est la ligne
mélodique suspendue. Un travail musical sur la voix.
Une déchirure d’avant l’écriture. Une persecution d’un rêve d’indivision dans
une extase finale qui peut être la calcination et la pétrification dans la
mort.
Mais,
qu’est-ce que Marc Gontard en dit, pour qui - de même que Khatibi - le mot suscite un émoi sensuel
qui détermine son désir d’écrire?: “dans ce texte il existe un grand nombre de structures qui sont proches de
l’incantation”[24]. “L’écriture simule et dissimule:
l’hyperécriture”[25]. “De
sorte qu’on s’écarte ici du roman autobiographique, sans que l’autobiographie
soit pour autant absente du texte”[26].
Cet
ouvrage étant donné comme un “roman”,
c’est-à-dire comme un récit, fut la suite de Le lutteur de
classe à la manière taoïste[27],
où Khatibi évoquait déjà la série de couples dialectiques “qui se résolvent eux-mêmes dans
le couple fondamental identité-différence (moi/l’autre)”, nous dit Marc Gontard.
Ce texte, de même que Vomito Blanco[28], La Blessure du nom propre, L’Art
calligraphique[29]
ont été étudiés par Gontard à travers le couplage de mots: “un modèle
privilégié d’assemblage sémèmique”. En conséquence, “il en résulte une
structure binaire dont l’effet est surtout itératif”. Des couplages, des
redondances innombrables qui déterminent, chez Khatibi, “un surcodage érotique
du texte” - insiste Marc Gontard.
Dans Amour bilingue la langue joue le rôle
de l’amante, “entre
la femme et le bilinguisme le désir d’être l’un et le deux”[30]:
“Aimer
un être, c'est aimer son corps et sa langue. Et il voulait non pas épouser la
langue elle-même [...] mais sceller définitivement toute rencontre dans la
volupté de la langue. [...] L’étrangère que tu fus, que tu es
dans ma langue, sera la même dans la sienne, un peu plus, un peu moins que mon
amour pour toi”[31].
Abdelkébir Khatibi, Mohamed Sijelmassi |
Et la bi-langue devient une manière de vivre et de
parler, une essence: “Là, une naissance à la langue, par
enchevêtrement de noms et d’identités s’enroulant sur eux-mêmes: cercle
nostalgique de l’unique. [...] Je crois profondément que, dans ce récit, la
langue elle-même était jalouse”[32].
Ses premières pages contiennent à elles seules les grandes
questions, chez Khatibi, soit la part du double, la traduction et la
persistance de la lange maternelle, le nom propre, la réflexivité identitaire,
anamorphique - cet art de “la
perspective secrète” dont Albert Dürer avait parlé.
Pour Gontard, l’enjeu de ce récit, “ce n’est pas
le mélange entropique des deux idiomes mais une langue intervallaire où l’arabe
habite le français de manière palimpsestique”. Cette diglossie textuelle portant
les traces d’une écriture première, dans la langue de l’auteur: des calques
créant un effet de polyphonie, une intercalation de genres oraux, travail sur
le signifiant.
Les expériences de Derrida (“le regretté[33]
qui fut [son] ami pendant trois décennies”[34],
sa correspondance[35]) et celles de Khatibi, conceptualisées et retravaillées
dans l’entre-deux de la théorie et de la biographie, invitent à considérer
conjointement apprentissages de la langue et de la culture.
Jean-Louis Joubert
développe la métaphore de la “contrebande langagière”, tout en manifestant que l’écriture
bilingue est “un va et vient permanent entre les deux langues”[36].
Pour Abdallah Mdarhri-Alaoui, “elle renouvelle la pensée des textes mystiques à la
lumière de la réflexion de Derrida et de Roland Barthes”[37].
Cette
aventure postmoderne de la bi-langue, avait déjà été définie par
Gontard, “comme langue de l’aimance, qui
devient le signe d’une identité plurielle et métisse, contre toutes les
mythologies construites autour de la pureté des origines linguistiques”[38].
Et Derrida d’affirmer, dans Le Monolinguisme de
l’autre[39],
que la situation d’un écrivain - comme celle de Khatibi dans la langue - est exceptionnelle et en même temps exemplaire d’une
structure universelle.
Dans Un été à
Stockholm[40], ce n’est pas par hasard que le genre litéraire soit un récit de voyage et que le narrateur, Gérard Namir (Gontard a vu des resonnances
françaises et arabes dans ce nom), soit un traducteur et un
interprète qui se donne à une espèce d’aimantation à travers corps, paysages,
voyages, amours - la folie qui engendre un amour
raté -, et une réflexion sur la relation à l’autre et sur le principe de
l’aimance comme principe relationel et énergie des liens: “l’aimance étant précisément une manière de se
désengager de l’aventure passionnelle, nécessairement binaire et conflictuelle,
pour une quête du plaisir, flottante et sans attaches, soumise au hasard des
rencontres et au jeu aléatoire des attractions”, nous dit Marc Gontard[41]:
Ainsi, la “bi-langue”
(déconstruction du complexe diglossique pour ce chercheur renommé cité) est un
exemple de ce que peuvent être l’hybridité et/ou le phénomène d’interlangue en
littérature, qui renvoie aussi à l’image de l’écrivain.
Et puis, l’Aimance[42]:
un mot réinventé par Khatibi, depuis longtems oublié, une langue d’amour et un
art de la contigüité libérée. “Un lieu de passage et de tolérance, un savoir
vivre-ensemble entre genres, sensibilités et cultures diverses”: c’est le
testament qui nous a légué Abdelkébir Khatibi.
Dans cette Aimance, la vie, la mort
demeurent exposées, de la même forme que l’art justifie la vie. Il projette en fait, dans sa dimension philosophique, la théorie
psychanalytique: “Qui souffre en moi sinon cet autre! Et cet autre est constitutif de ma
séparation ontologique, de ma douleur au monde”[43].
Le rapport de Khatibi avec les mots, qui s’est
nourri de littératures francophones, anglophones, espagnoles (combien de
littératures ont parlé en lui!), a développé ainsi un fort intérêt pour ce qui
se laisse apercevoir et se dérobe inévitablement dans l’entre-les-langues, une
autre interlangue marquée par des trous de mémoire.
Khatibi
peut aborder la plurilangue puisqu'il s'est détaché d'une conception
linguistique du bilinguisme en approchant ses dimensions imaginaires. “Ecrire en langues” c’est l’exhumation
d’une archaïque mémoire plurilingue, et exhumer l’autre, entamer le monolithe
équivaut à accomplir une psychanalyse culturelle et sociale.
Un bel
exemple d’hétéroglossie “d’un récit qui parle en langues”[44],
c’est aussi Les Nuits de Strasbourg[45], en y croisant une bonne demi-douzaine de
langues qui s’accouplent aux corps - des langues comme viol, comme désir -: “la langue devient le lieu d’une érotique d’autant plus
singulière que les idiomes par où s’echangent les caresses amoureuses”[46].
Si pour
Assia Djebar, écrire derrière les langues “subsite
l’aile de quelque chose d’autre, de signes suspendus, de dessins rendus hagards
de sens ou allégés de leur lisibilité [...] se font face ou s’accouplent mais
sur fond de cette troisième - langue de la mémoire berbère
immémoriale, langue non civilisée, non maîtrissée, redevenue cavale sauvage”[47],
pour Khatibi, qui a écrit directement en traduction - une pluralité de langues et de pensées qui s’y inscrivent -, ses textes répondant à des visées traductrices et fonctionnant à partir
d'un processus traduisant: “la langue française [...] elle est plus ou moins toutes les langues internes et externes qui la font
et la défont”[48].
ÉCRIRE, FAIRE L’AMOUR À L’AMOUR
Chez Khatibi - nous l’avons vu - on peut parler de l’amour
érotique-mystique par l’écriture, l’écriture c’est le corps, le corps c’est
l’écriture - un lien entre le corps, la voix et l’écriture: “initation à un secret illisible”[49].
“Sa” blessure ne s’éteint pas dans l’écriture - sa parole élongée de l’abîme.
Ses propres mots, une
année après sa mort, deviennent, pour moi, un murmure chaleureux, la cohérence
tout au long de sa vie:
“J’écris parce que c’est vital, parce que c’est ma
respiration, pour ne pas devenir fou, pour vivre à partir du lieu qui est ma
passion, celui de l’écriture liée à la vie, dans la mesure où elle est au bord
de la vie. Dans ce sens là c’est toute ma vie qui est en jeu”. [...]
“l’écriture est un travail très compliqué qui n’est pas simplement une mise en
forme de ce que serait la vie. Par là-même, elle s’autonomise. Elle a ses
propres lois”[50]. “Lorsqu’on écrit un
texte, on se laisse parler par l’autre, par l’inconscient, par les dieux”[51].
Cette même passion khatibienne, je veux dire: cet
espace fusionnel de la passion qui est la langue pour lui, ce même travail sur
l’écriture, ce même plaisir verbal, ce rythme biologique qui passe dans
l’écriture, cettre force créatrice, cet exercice d’analyse sur un tapis de
mots, ce même lien entre le présent, l’histoire et
l’inconscient, ce même
rapport entre vivre et écrire, cette même besoin qu’écrire fête vivre, ces
mêmes voix - chacune avec sa nuance, son idiome -, dans une écriture multivocale, et quelles obligations reviennent à qui
veut écrire au plus près de la vie, tout cela, pour moi, se trouve aussi chez
Hélène Cixous dont son écriture - à part sa dislocation des mots tout en
tixant de nouvelles interprétations sémantiques - est un tapis infini entre littérature,
psychanalyse, mythologie ou théâtre, plaidant, depuis un regard postmoderne,
par une écriture qui dépasse les résidus agonissants falocentriques, un
néologisme qui part du terme “logocentrisme” que Derrida utilise dans sa
“déconstruction” des systèmes métaphysiques occidentaux. Cette “déconstruction” que,
chez Khatibi, consiste à “dégager la constitution des concepts de leur trame selon les lois qui les
commandent, du dehors au dedans, du social au discours intrinsèque”[52].
Le propre de quelques de leurs textes et de leurs
difficultés, de leurs hermétismes, chez ces deux écrivains, dans une première
approche, c’est de prendre leur temps pour faire sens, et, parfois, de renvoyer
le sens très loin dans un après coup: “C’est que le Livre a tout le temps même
l’éternité”[53].
Pour Cixous - soeur jumelle de Derrida et de Lispector -, Écrire et Aimer se cherchent, se nourrissent, ce sont des amants:
“Écrire: faire l’amour à l’Amour. Écrire en aimant, aimer en écrivant.
Dans
l’Écriture l’Amour ouvre le corps sans lequel l’Écriture se flétrit” (La
venue à l’écriture). Personnelement, ces mots retentissent dans mon esprit,
comme si Khatibi les avait chouchotés.
Pour Khatibi, Écrire était une quête onirique, un
désir de l’Autre, paradoxalement absent-présent, le nommer - bien qu’on écrit d’abord par soi-même car l’écriture porte le dialogue
avec soi.
Moyennant l’écriture, le scribe et son ombre
s’approprie sa névrose - sa pulsion - et “[cet] être de fiction vivante”, dans
le même mouvement, nomme celle de l’Autre, celle des autres et celle de la
société entière, mesurant la réalité à partir des fondements de la personne
muée en “paroles du livre”.
Mais, pour revenir au groupe Souffles - dont je parlais au début et afin de clore mon travail -, pour revenir surtout à son fondateur, Laâbi, pourquoi - nous dit-il - doit-on se demander par cette nécessité
d’écriture, par son “utilité”, par son secours devant la détresse humaine,
devant l’amour humain?:
“Écris, donc tant que tu auras la force de ce
geste. Ce qui sortira de tes doigts ne nourrira pas les affamés, ne rendra pas
la vie à un enfant piégé par une bombe qu’il a caressé comme un jouet, et surtout ne convertira pas à la
vertu les prédateurs de ce monde. Ton écriture ne ressoudera pas la planète
[...]. Mais ce dont tu es sûr, c’est qu’elle ne sera jamais une mensonge qui
s’ajoutera aux mensonges, un tison d’haine alimentant les brasiers d’haine, un
ingrédient d’intolérence relevant les mets froids de l’intolérence, une action
de spéculateur versée à la bourse des corruptions. [...] Et à la limite, bon
sang, pourquoi tu te poses ces questions pourquoi tu te tortures à dresser ces
bilans? L’écriture est pour toi comme une prière adressée à la vie pour qu’elle
continue de te visiter. Si tu écris, c’est parce que tu es encore vivant. Qui
peut te le reprocher?”[54]
Oui, qui peut le
reprocher, si Écrire c’est permettre la rencontre amoureuse de la mémoire et du
langage intérieur. De cette rencontre naît l’histoire des émotions vraies. Même
si la fragilité de la mémoire nous fait réfléchir sur la précarité de l’être
face au temps-fleuve, qui non seulement vole de la jeunesse mais des souvenirs.
Khatibi - cette “âme facile à l’éternité” -, dans son association de “l'intelligible et du sensible”, nous dit que tout
en sachant conjuguer en harmonie ces tensions, dans la supération constante de
nous-mêmes, nous nous insérons dans le Cosmos.
Vidons donc notre “je”, faisons le vide en nous, essayons d’être
paisibles comme la pierre inerte mais féconds comme la terre, dans une
ouverture infinie vers la notion de l’Homme complet.
Les mots suivants feront vibrer nos
esprits, à jamais. Écoutons-les:
“identité, différence/ deux mots
pour nommer le même noeud/ dénouer ces mots c'est tracer
une spirale/ tracer en son corps une spirale élastique/ c'est se mouvoir dans
l'exil/ s'exiler sauvagement à l'autre/ s'est s'ouvrir à la différence sans
retour”[55].
De ses yeux verts, de sa remarquable discrétion,
de sa fine observation, de sa disposition à l’écoute, de son amour du silence,
j’en fus témoin.
Et sur les trottoirs de Madrid et dans El
Círculo de Bellas Artes, flotte son haleine encore, ses mots calmes y
résonnent, le jour qu’il arriva accompagné d’une pléiade d’écrivains
maghrébins, dont Tahar Djaout - il y a déjà une éternité.
Khatibi - dans sa longue conversation à voix basse - me
parla alors de l’influence, dans son oeuvre, de Nietzsche, de Baudelaire, de
tant d’autres...
Il
ajouta d’un murmure en douceur: “Mon écriture est un travail qui se base sur le
désir”. Ce langage qui l’habitait et le tirait vers la communauté immanquablement.
Ce détachement de soi à soi, état intermédiaire entre l’Autre - vers son esprit en éveil - et le soi ou l’Être en mouvement.
Et je
devrais finir, maintenant, Mesdames, Messieurs, à l’instar d’Omar Khayyam: “Allège[z] le pas, car le visage de la terre est recouvert des yeux des
biens aimés disparus”.
* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *
[1] Abdelkébir Khatibi, “Pour une véritable pensée de la
différence” (entretien), Lamalif nº 85, Casablanca, 1977.
[2] Marc Gontard, Violence du texte. Études sur la littérature
marocaine de langue française, Paris/Rabat, L’Harmattan/SMER, 1981.
[3] Marc Gontard, Le moi étrange: littérature marocaine de
langue française, Paris, L'Harmattan, 1993.
[4] Abderrahmane Tenkoul, “L'esthétique de l'indécidable dans le
roman marocain de langue
française”,
La traversée du français dans les signes littéraires marocains. Actes
du colloque international de l'université York, Toronto, 20-23 avril, 1994. Eds.
Yvette Bénayoun-Szmidt, Hédi Bouraoui et Najib Redouane, Toronto, La Source,
1996, pp. 19-31.
[5] Paris, Le Seuil, 1973.
[6] Paris, Le Seuil, 1976.
[7] Zohra Mezgueldi, “Mohammed Khaïr-Eddine”, Littérature
maghrébine d’expression française, eds. Charles Bonn, Naget Khadda et
Abdallah Mdarhri-Alaoui, Vanves, EDICEF/ /Montréal,
AUPELF-UREF, 1996, pp. 153-158.
[8] Messaouda, Paris, Le Seuil, 1983; Les enfants des rues étroites, Paris, Le Seuil, 1986; Le
soleil des obscurs, Paris, Le Seuil, 1992.
[9] Charles Bonn, Xavier Garnier and Jacques Lecarme, Littérature
francophone. Le roman. Vol. 1.
Paris,
Hatier, 1997, p. 223.
[10] Khatibi contribua avec trois poèmes: “La rue”, “Devenir,” et
“Émeute”, Souffles nº 2 (1966); deux essais: “Roman maghrébin et culture
nationale”et “Justice pour Driss Chraïbi”, Souffles nº 3 (1966);
“Avant-propos”, Souffles nºs 10-11 (1968); et une révision de Race:
Abdellatif Laâbi (1967) et de Plus haute mémoire: El-Mostafa Nissaboury
(1968), Souffles nºs 13-14 (1969).
Il faut
signaler que “Avant-propos” n’est pas inclus dans la version en langue arabe de
Souffles nºs 10-11, mais un autre texte court écrit par Mohammed
Berrada: “al-Jil almutawar” (“La Génération Évoluée”).
[11] Cf. Maghreb pluriel (Paris, Denoël, 1983).
[12] Paris, Denoël, 1974.
[13]Abdelkébir Khatibi, “Jacques Berque ou la saveur
orientale”, Le Temps Modernes nº 359, juin 1976, p. 2161.
[14] Goethe, West-östlicher
Diwan, Le Divan, traduction: Henri Lichtenberger.
[15] Abdelkébir Khatibi, Maghreb
pluriel, cit., p. 15.
[17]Abdelkébir Khatibi, La Blessure du nom propre,
cit., p. 85.
[18] Marc Gontard, “l’érotique du texte”, Pro-Culture nº
12, spécial Khatibi, Rabat, 1978, p. 39.
[19] Abdelkébir Khatibi, La mémoire tatouée, Paris,
Denoel, 1971, p. 57.
[20] Le texte de Khatibi, Le Corps oriental (Paris, Hazan
2002), répond à la question de comment l’érotologie a conquis le monothéisme.
[21] Abdelkébir Khatibi, “La différence et l’inconsolation”, Al-Asas.
Mensuel de base pour la Société de demain, Salé, nº 18, 1980, p. 26.
[22] Marc Gontard, “l’inconscient, la forme, le texte”, Al-asas.
Mensuel de base pour la Société de demain, Salé, nº 19 avril, 1980, p. 14.
[23] Paris, Gallimard, 1979.
[24] Marc Gontard, “l’inconscient, la forme, le texte”, cit., p.
11.
[25] Marc Gontard, Violence du texte, cit.
[26] Marc Gontard, “Khatibi ou l’éros mystique”, Al-asas.
Mensuel de base pour la Société de demain, Salé, nº 17, 1980, p. 58.
[27] Paris, Sindbad, 1976.
[28] Paris, U.G.E. Coll. 10/18, 1974.
[29] Paris, Le Chêne, 1976.
[30]Abdelkébir Khatibi, Le scribe et son ombre,
cit., p. 81.
[31] Abdelkébir Khatibi, Amour Bilingue,
Montpellier, Fata Morgana, 1983, pp. 29 y 109.
[32] Ibid., p. 77.
[33]Abdelkébir Khatibi, Jacques Derrida, en effet,
Paris, Al Mananar, 2007.
[34] Abdelkébir Khatibi, Le scribe et son ombre, cit., p.
24.
[35] “qui sera publiée un jour” (idem.).
Correspondance
maintenue aussi, entre 1980 et 1985, avec Jacques Hassoun, Le Même Livre
(Paris, De l’Éclat, 1985), et les 59 lettres échangées avec Rhita El-Hayat,
entre 1995-1999, Correspondance ouverte (Rabat, Marsam, 2005): un dialogue, entre un homme et une femme, sans précédent dans le monde
arabe.
[36] Michel Beniamino, Lise Gauvin (dirs.), 2005, Vocabulaire
des études francophones. Les concepts de base, Presses Universitaires de
Limoges, p. 149.
[37] “Le roman marocain d'expression française”, Littérature
maghrébine d'expression française, éds. Charles Bonn, Naget Khadda et Abdallah
Mdarhri-Alaoui, cit., p. 144.
[40] Paris, Flammarion, 1990. Voir: Hassan Wahbi, “L'esprit
de la fiction” (sur Un été à Stockholm), in Prologues,
Casablanca, nº 13-14, 1998, pp. 57-61.
[41] Le roman français postmoderne. Une écriture turbulente, Archive ouverte en sciences de
l'Homme et de la Société, p. 53.
[42] Paris, Al Manar, 2006.
[45] Assia Djebar, Les Nuits de Strasbourg, Paris,
Actes Sud, 1997.
[46] Marc Gontard, "Les Nuits de Strasbourg", ou
l’érotique des langues, in Charles Bonn, Najib Redouane et Yvette
Benayoun-Szmidt (dirs.), Algérie: nouvelles écritures, Paris,
L’Harmattan, 2002, p. 233.
[49] Abdelkébir Khatibi, Le scribe et son nom, cit., p.
87.
[50] Abdelkébir Khatibi, “Khatibi ou l’éros mystique”, cit., pp.
57-58.
[51] Abdelkébir Khatibi, “La différence et l’inconsolation”, cit.,
p. 25.
[53] Hélène Cixous, “De la scène de l’Inconscient à la scène de
l’Histoire: Chemin d’une écriture”, Hélène Cixous. Chemins d’une écriture,
Françoise Van Rossum-Guyon; Myriam Díaz-Diocaretz (eds.), Paris, Presses Universitaires
de Vincennes, 1990, pp.
31-32.
[54] Abdellatif Laâbi,
“L’écriture et le choix des questions”, Le Maghreb Littéraire, vol. 2,
nº 3, Toronto, 1998, pp. 91-92.
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